"14 Juillet", d'Éric Vuillard. Naissance d'un jour mythique
Voici un récit allègre, plein de vie(s) et de verve, un récit rempli de cent actes divers, de noms souvent perdus, de silhouettes et de figures, un récit côté cour et côté ruelle,
Avec le peuple de Paris en acteur principal, et la Bastille comme décor (presque) final.
Comment est né le 14 juillet ? Quand est-il vraiment né ? Et pourquoi ?
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Quand est né le 14 Juillet ?
On pourra s’étonner de ces questions et de l’apparente absurdité de l’une d’elle. Aucune n’est vaine et Éric Vuillard raconte cette journée qui a fait la France, comme il avait déroulé sur la toile de fond d’un pauvre cirque, l’épopée mélancolique de Buffalo Bill dans Tristesse de la terre. On se le rappelle peut-être. Sinon on ira aux sources et tant qu’on y sera on lira Congo.
Cinéaste écrivain Éric Vuillard aime l’Histoire, celle qui n’a l’air de rien et révèle l’essentiel, dès lors qu’on s’éloigne des routes principales :
« Il faut abandonner toute trace, s’absenter des lettres, écarter les archives, mordre le néant et tomber dans le grand baquet où plus personne n’a de nom. »
Les historiens sont là, Que l’on devine, cependant. Arlette Farge sans doute sans qui les rues de Paris seraient silencieuses et les misérables sans visage, Michelet, nommément cité, exerçant son « pouvoir des larmes ». Et on ne peut lire le chapitre intitulé « Paris » sans penser à Hugo et à son « Paris à vol d’oiseau» dans Notre-Dame de Paris. On s’en voudrait toutefois de ne pas rendre à Vuillard ce qui lui appartient. Et d’abord cette question que nous annoncions plus haut : quand est né le 14 juillet ?
Le 23 avril 1789 paraît la bonne date. Ce jour là, Réveillon, un riche entrepreneur, propriétaire de la Folie Titon, annonce qu’il baisse les salaires de ses ouvriers. Il a fait fortune dans les papiers peints ; la jeune reine s’est entichée de la nouveauté et Versailles et en est tapissé. La folie de Titon est autre : « […] là où le travail se change en or, là où la vie rincée mute en sucrerie, là où tout le turbin des hommes, quotidien, pénible, là où toute la saleté, les maladies, l’aboi, les enfants morts, les dents pourries, les cheveux filasses […] le nique de l’insomnie, le niaque de la crevure, se changent en miel, en chants, en tableautins ».
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« Il faut écrire ce qu’on ignore. »
L’émeute s’étend bientôt, À compter du 28, « on ramasse au passage les flotteurs, les mendiants qui couchent sous les ponts ; et le soir, on parvient à forcer l’entrée de la Folie Titon. C’est la revanche de la sueur sur la treille, la revanche du tringlot sur les anges joufflus ». Au saccage succèdent les galères, les fusillés, la répression.
Dans les catacombes, parmi les cadavres à identifier, Louise Petitenfant cherche son époux, ramoneur. C’est l’un de ces anonymes que l’on croisera dans ces pages, l’une de ses figures sans visage auxquelles l’écriture donne soudain des traits, un regard, une histoire.
C’est de cela qu’est fait le 14 juillet : des noms, des fragments d’histoire, inscrits dans un ou des lieux. Paris est bien sûr au cœur, mais ces jours ont été faits par des hommes et des femmes venus de partout. Certains parlant le béarnais ou le picard, mais aussi le mâconnais ou le trégorrois : « Ainsi Jarry venait de Saint-Mars-d’Outille, Houard venait de Jouy, Falize était d’Amiens, Folley de Citters, Garneret de Quenoche, Garson de Beuvrage […] Kiefer contrebandé d’Oberdorff, et le beau Calcena Melassi venant du Piémont ».
On songe à Novarina, à ses généalogies, aux noms de lieux qu’il rassemble. Et ce peuple qu’il décrit, Vuillard le représente aussi comme le fait Breughel, ou bien ce peintre mystérieux que l’on confond avec Jérôme Bosch. Ce peuple s’impose, massif et singulier, pour raconter cette journée :
« Il faut écrire ce qu’on ignore. Au fond, le 14 juillet, on ignore ce qui se produisit. Les récits que nous en avons sont empesés ou lacunaires. C’est depuis la foule sans nom qu’il faut envisager les choses. Et l’on doit raconter ce qui n’est pas écrit. Il faut le supputer du nombre, de ce que l’on sait de la taverne et du trimard, des fonds de poche et du patois des choses, liards froissés, croûtons de pain.
Foules et portraits
La prise de la Bastille est un spectacle, mais lequel ? Nous avons des images d’Épinal, celles que rassemblent les manuels d’Histoire depuis longtemps (et surtout la IIIe République). Éric Vuillard le présente autrement, variant les angles de prise de vue.
Avec lui, la foule se fait grande ; les importants se rapetissent. On s’amusera des députés chargés de négocier la reddition avec le gouverneur de Launay. Le portrait d’Éthis de Corny n’aurait pas déparé dans un conte de Voltaire ou dans telle page de Pierre Bayle, la fin de sa généalogie amuse : « Toujours est-il que de mauvaises langues murmurent que le grand-père d’Éthis de Corny, loin de descendre des pharaons était en fait cabaretier – je n’ose le croire. »
Le portrait de Mirabeau rappelle le coffre du personnage : « Oui, Mirabeau parle. Il est un sentiment, une vérité. Nul ne peut plus rien contre. Il dit. La grosse gueule s’ouvre pour la première fois avec autant de souffle et de culot. La volonté du peuple vient de faire son entrée dans l’Histoire. » Mais on est surtout sensible à certaines figures dont Éric Vuillard trace le parcours entre l’événement du 14 juillet et la fin de l’Empire.
Ainsi de Jean Rossignol : « Sur une gravure que l’on a de lui, Jean Rossignol a le regard triste, quelque chose de doux et de gentil. Il est encore jeune, mais ce n’est plus le petit ouvrier en route pour la Bastille, il doit déjà être général. Une sorte de grisaille ou de désillusion assombrit son regard, comme s’il savait que la fin ne sera pas drôle, comme s’il sentait que le monde allait tourner autrement, que ses espoirs seraient trahis. » C’est le lot de bien des révolutions et la Terreur, Thermidor ou le 18 Brumaire, pour ne rien dire des guerres napoléoniennes, ont de quoi désespérer.
Ce qui n’est pas le cas du narrateur, selon qui « on devrait plus souvent ouvrir nos fenêtres ». La jeunesse en marche vers la Bastille, la foule des anonymes, des sans-grades, des miséreux qui trouvent ici un nom, l’enthousiasme. Et il écrit pour d’autres 14 juillet, à venir. C’est même la dernière page du livre.
Norbert Czarny
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• Éric Vuillard, « 14 juillet », Actes Sud, 208 p.