"Michel Tournier. La Réception d’une œuvre en France et à l’étranger », sous la direction d’Arlette Bouloumié
Il semblerait que Michel Tournier ne soit plus à la mode. Peut-être n’est-il pas bon, pour l’image d’un auteur, qu’il devienne nonagénaire, ce qui sera le cas de Tournier en 2014. Gracq, pourtant, fut un quasi centenaire fort bien considéré.
C’est qu’il était moins tenu en suspicion que le membre de l’Académie Goncourt (qui lui voue une grande admiration) et a bénéficié – ce dont est privé son cadet – de la reconnaissance des universitaires.
Tournier, lui, qui, dès son premier livre, a connu une large faveur auprès du public populaire et même cultivé, a toujours été boudé par les intellectuels. Et cela malgré le prix de l’Académie française pour Vendredi ou les limbes du Pacifique en 1967, et, trois ans plus tard, le prix Goncourt pour Le Roi des Aulnes.
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Un auteur classique ?
Un tel paradoxe justifie à lui seul ce livre en forme de bilan qui présente l’autre insigne avantage de nous donner envie de « relire Tournier » (un essai collectif publié aux Presses de Saint-Étienne en 2000 portait ce titre). Il était naturel que l’initiative en revînt à Arlette Bouloumié, infatigable et brillante commentatrice de la prose tourniérienne – puisque l’adjectif, marque de consécration, existe.
L’objectif annoncé par le titre de l’ouvrage et l’introduction d’Arlette Bouloumié est donc prioritairement d’observer comment l’œuvre de Michel Tournier a été reçue en France et à l’étranger. Ce qui conduit inévitablement à une interrogation « sur les multiples facettes d’un écrivain dont la personnalité ne laisse personne indifférent ». Délicat euphémisme de la coordinatrice pour signifier que Tournier et ses livres suscitent des réactions passionnées et extrêmes.
Et pourtant, Sylvie Ducas, dans l’article liminaire, nous l’explique finement : grâce à diverses « instances de légitimation », Michel Tournier a pu « accéder au rang de classique de son vivant ». Un classique controversé et au parcours atypique préférant « le livre de poche et l’Académie Goncourt plutôt que la “Bibliothèque de la Pléiade” et l’Académie française » (ibid.) Ce franc-tireur un peu bad boy, un peu joyeux drille, un peu provocateur, refusé à l’agrégation et plébiscité par les jeunes lecteurs, ne correspond pas à l’image des auteurs distingués publiés dans la très prestigieuse collection « Blanche » de Gallimard.
À moins que la subversion ne soit qu’une posture, comme pourrait le laisser entendre la suite des communications qui rappellent l’extraordinaire audience de ses livres traduits dans des dizaines de langues et atteignant des tirages impressionnants.
Une voix originale
Ce succès, Tournier le doit à l’originalité de sa voix. Ce philosophe contrarié, baigné de culture germanique, redécouvre, à la fin des années 1960, le romanesque, la démesure, la parole libérée et plurielle où se concilient la clarté du style et la profondeur du symbole, l’observation sociologique et l’acclimatation des mythes, l’empathie pour les humbles et la célébration de héros flamboyants.
Suivant les moments, les lieux et les œuvres, l’une ou l’autre de ces facettes est privilégiée. Pas toujours à l’avantage de l’intéressé, comme en témoigne la critique virulente de Jean Améry sur Le Roi des Aulnes, livre perçu par le rescapé d’Auschwitz comme « une justification esthétique de la barbarie », et sur laquelle revient Jean-Bernard Vray.
Autre problématique : faut-il placer Tournier parmi les auteurs pour la jeunesse ? Avec quelles réserves ? Quelles conséquences ? Avec quelles exigences au niveau de l’illustration (étude de Christiane Plu).
Ou encore : en quoi est-il un romancier-géographe (catégorie illustrée entre autres par Julien Gracq), signant, nous dit Marc Brosseau dans un article de belle facture, une « fable sur l’espace » qui a pour titre Les Météores ?
Le regard de l’étranger
Reste à prendre en compte le regard des étrangers. Les Allemands apprécient un auteur français capable de plonger dans les replis de leur culture – même si l’ancienne RDA se montrait plus réservée, peinant à trouver dans ses livres la célébration des valeurs marxistes. L’Italie voit essentiellement en Tournier un auteur « post-moderne », et fait alterner l’éloge inconditionnel et la réticence gênée, à l’image d’Italo Calvino qui, après avoir imposé Vendredi à l’éditeur Einaudi en 1968, refuse les livres suivants jugés idéologiquement douteux, que Garzanti sera toutefois ravis de faire paraître.
La très francophile Roumanie voit en lui le successeur de Céline ou de Malraux et s’indigne que les jurés du Nobel ne l’aient pas choisi pour le prix de littérature. Même si un critique regrette son « didactisme agaçant ».
La Hollande a tardé à le reconnaître, de même que la Russie communiste qui le juge décadent, alors que, depuis 1990 et grâce au programme Pouchkine, sa diffusion s’élargit.
En Tunisie, on est sensible à l’humanisme post-colonialiste perceptible dans La Goutte d’or.
Aux États-Unis, notre auteur parvient à se hisser laborieusement (ce qui n’est pas rien) dans la catégorie très fermée des 3%, 97% des parutions du pays étant anglophones.
Au Japon, l’« admiration est teintée d’une certaine réserve » (Atsuko Nagaï) à l’égard d’un écrivain imprégné de culture catholique et enfermé dans un univers symbolique – malgré le chapitre japonais des Météores.
Jugements contrastés donc, majoritairement positifs toutefois, qui retiennent dans cette œuvre la sûreté de la langue, la richesse des références, l’« intégration du documentaire et du poétique » (un critique américain), l’« électricité de l’intelligence » (Salman Rushdie). Un auteur français contemporain qui suscite un tel intérêt dans le monde ne peut pas être totalement mauvais. Il est bien temps de relire Tournier et, pourquoi pas, de le remettre à la mode.
Yves Stalloni
• Michel Tournier, « La réception d’une œuvre en France et à l’étranger », sous la direction d’Arlette Bouloumié, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2013, 299 p.
• Michel Tournier, « Lettres parlées à son ami allemand Hellmut Waller (1967-1998), édition établie, présentée et annotée par Arlette Bouloumié, Gallimard, 2015.
• Michel Tournier dans les Archives de l’École des lettres.