« L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex », de Raphaël Confiant
La quatrième de couverture du dernier roman de Raphaël Confiant, L’Insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex, présente celui-ci comme l’« autobiographie imaginée d’un Martiniquais dont l’œuvre et la trajectoire marquèrent l’histoire non seulement de l’Algérie et du Tiers-Monde, mais aussi du monde entier : Frantz Fanon, le ”guerrier-silex” comme le définissait son compatriote Aimé Césaire ».
Un sujet et une démarche d’écriture qui intéresseront tous les lecteurs.
Frantz Fanon (1925-1961)
Frantz Fanon était un psychiatre martiniquais, passionné par sa discipline. Il mit en place des méthodes novatrices à une époque où les hôpitaux psychiatriques considéraient leurs patients comme perdus. Il écrivit des articles dans des revues scientifiques. Écrivain, essayiste, il publia plusieurs ouvrages. Jean-Paul Sartre rédigea la préface du dernier, Les Damnés de la Terre (Maspero, 1961), paru juste avant sa mort.
Homme engagé dans la guerre d’Algérie aux côtés du FLN, il fut un révolutionnaire actif, pour le Tiers-Monde, contre la colonisation. Il écrivit pour le journal El-Moudjahid et fut un des représentants du gouvernement provisoire de la République algérienne. Sa vie fut fulgurante : il mourut à trente-six ans d’une leucémie. Sa fille, Mireille, épousa Bernard Mendès-France et créa la Fondation Frantz Fanon en 2010.
Peau noire, masques blancs est publié dans la collection « Points Essais ». Les Damnés de la Terre a été publié par Gallimard et est aussi disponible aux éditions La Découverte.
L’auteur : Raphaël Confiant
Raphaël Confiant est né en 1951 en Martinique. Fondateur, avec notamment Patrick Chamoiseau, du mouvement littéraire de la créolité, il a été, de 2013 à 2016, le doyen de la faculté des Lettres et Sciences humaines de l’université des Antilles et de la Guyane. Sa bibliographie est impressionnante, en créole, en français. Il a remporté plusieurs prix et son roman Eau de café a été nominé aux Prix Goncourt et au Prix Goncourt des Lycéens en 1991.
La maison d’édition : Caraïbéditions
Caraïbéditions est une maison d’édition antillaise dont le catalogue est éclectique tout en se rattachant toujours aux Antilles, à la Guyane et à La Réunion. L’outre-mer est donc son domaine. Elle dispose de la traduction en créole de L’Étranger, du Petit Prince, de certaines bandes dessinées populaires, Astérix, Titeuf. Elle publie des ouvrages d’auteurs caribéens tels que Lyonel Trouillot (Le Miroir d’Anabelle et autres récits), Ernest Pépin (Le Griot de la peinture) et Hector Poullet (Abobo !).
Elle a dans son catalogue l’ensemble des bandes dessinées de Serge Diantantu liées à la mémoire de l’esclavage, série parrainée par l’Unesco, retenue dans la sélection 2016 de la BnF comme « une œuvre de transmission salutaire et indispensable« . Caraïbéditions a déjà publié des polars de Raphaël Confiant (Citoyens au-dessus de tout soupçon…, Bal masqué à Békéland) et a republié certains de ses anciens romans (Le Gouverneur des dés).
Entre biographie et autobiographie
Beaucoup d’ouvrages existent sur Fanon, mais la particularité de celui-ci est le recours à la première personne. Confiant fait parler Fanon et le roman se présente comme une autobiographie, mais ce n’est pas sa seule particularité.
Tout d’abord, il s’agit de fragments de vie, d’anecdotes, de moments précis : le souvenir de la première fois où Fanon entendit la voix du général de Gaulle, en Martinique ; sa première discussion avec Francis Jeanson, dans son bureau parisien, pour l’édition de son ouvrage Peau noire, masques blancs ; l’histoire particulière de certains malades mentaux (ses « pensionnaires » comme il les appelle), en Algérie… L’on rencontre Fanon dans son intimité, lors de discussions privées, et la « petite » histoire croise souvent la grande.
Le narrateur emploie tour à tour les première et troisième personnes. Et le texte n’est pas linéaire. La chronologie n’est pas respectée, il y a des retours en arrière que je qualifierais d’aléatoires, même si l’auteur mène sa barque. On se promène donc temporellement et géographiquement pendant une trentaine d’années, et dans un même chapitre le système spatio-temporel peut basculer. Certains crochets mettent en valeur, au sein d’un chapitre, un thème, une anecdote. Dans le même esprit, la narration est assurée au passé, au présent, et l’on passe de l’un à l’autre, parfois au sein d’un même chapitre, d’une même anecdote.
Un ouvrage puzzle
En cela, le roman est atypique et présenté ainsi pourrait dérouter. Il répond en réalité à un projet littéraire : il s’agit d’une œuvre mosaïque, d’un ouvrage puzzle. La construction est parfois « spiralaire » : on retrouve les mêmes éléments plusieurs fois mais vus sous un angle différent, tout comme, lorsqu’on réalise un puzzle, on tient à plusieurs reprises les mêmes pièces dans les mains, en les tournant, les retournant, jusqu’à trouver l’endroit où les placer. Fanon évoque à deux reprises le puzzle de la vie et, en lisant ces passages, le lecteur ne peut qu’y voir un clin d’œil au projet d’écriture de Confiant :
« Ce n’est que maintenant que je me rends compte qu’au fond, la vie d’un être humain n’est qu’un puzzle qu’il compose et recompose sans cesse dans sa tête au gré des circonstances. Il colle des bribes de passé à des événements présents qu’il agence à des rêves, à des lendemains qui chantent ou déchantent. Au fond, dans notre conscience, il n’y a pas de successivité d’hier, d’aujourd’hui et de demain : tout cela coexiste en même temps en nous, se loge en nous, nous forge au jour le jour, nous fortifie ou nous mine. Il ne s’agit pourtant pas de je ne sais quel impétueux désordre. Sans même parler de ce que la psychanalyse nous a appris : tout ce continent enfoui qu’est l’inconscient et qui pourtant parle. À sa manière. Pas à la nôtre. Tellement enfoncé jusqu’au cou dans la lutte de libération nationale, il ne m’avait jamais été donné d’y penser auparavant. La maladie peut donc parfois avoir de bons côtés » (p. 279)
Le roman illustre cette citation. Confiant a mis la narration, le rythme, les temps, au service de ce projet. Il a disposé les pièces du puzzle et le lecteur le compose, au fil de sa lecture. Et il faut reconnaître qu’une fois le livre lu et reposé, on connaît l’histoire fulgurante de Fanon. Le contrat est rempli. On peut remettre dans l’ordre, si on le souhaite, les événements de cette vie dense, comme le livre. Son enfance en Martinique, sa famille, sa participation à la Résistance (à la Dissidence, comme on l’appelle dans les Antilles), ses études de psychiatrie à Lyon, son retour au pays natal, son poste en Lozère aux côtés du professeur Tosquelles, maître de la psychothérapie institutionnelle, son poste en Algérie à l’hôpital de Blida-Joinville, sa participation au FLN, en tant que membre de la Wilaya IV, ses postes en Tunisie, son rôle de représentant du gouvernement provisoire de la République algérienne en Afrique, sa leucémie, sa convalescence en Union soviétique, sa mort aux États-Unis…
Le travail de l’écrivain, la réception du lecteur
Raphaël Confiant a sans nul doute fait beaucoup de recherches pour aboutir à cet ouvrage très précis et très riche historiquement – dates, lieux, noms, événements. Il a également beaucoup « fréquenté » l’œuvre littéraire de Fanon et parvient à donner une image cohérente et crédible de l’homme. Son histoire.
Ce qui fait la force de son ouvrage est justement cette complétude : l’histoire d’un homme et l’Histoire. Fanon est avant tout un homme dans ce livre, un homme actif, révolutionnaire, un penseur, un homme historique et public, et un homme tout simplement.
Dans une interview donnée à Outre-mer Première, Raphaël Confiant se confie sur l’ambition de son ouvrage :
« Je lis et relis Fanon depuis près de trente ans ainsi que tout ce qui s’écrit sur sa personne et son œuvre. Fanon n’était pas homme à se livrer, il détestait même cela, mais il est possible, en filigrane de ses textes, en recoupant des informations données ici et là par ceux qui l’ont fréquenté en Martinique, en France, en Algérie et en Tunisie, de reconstituer l’homme derrière le militant révolutionnaire. C’est ce que mon livre a eu l’ambition de réaliser, en évitant toutefois d’empiéter sur son jardin secret c’est-à-dire ses relations avec son épouse et ses enfants. Ceux-ci n’apparaissent que fortuitement dans cette reconstitution. »
Portrait d’un humaniste
Le lecteur n’a qu’à se laisser porter par le texte, Quand il repose le roman, il connaît non seulement la vie de Fanon, mais aussi le contexte historique et culturel qui l’a accompagnée. Il a eu accès à des connaissances sur la psychiatrie, sur des écoles qui s’opposent, à des connaissances historiques sur la Seconde Guerre mondiale en Martinique, sur la guerre d’Algérie de manière assez précise…
Les convictions de Fanon sur l’aliénation de l’homme noir sont explicitées. Il y a aussi un travail sur le souvenir avec le choix des anecdotes racontées et la reprise de certaines sous un angle différent. Celui qui connaît les Antilles retrouve l’atmosphère de ces îles, dans les souvenirs d’enfance de Fanon surtout. Les pièces du puzzle se mettent naturellement en place.
L’écriture de Confiant est douce et à l’opposé du « silex ». On entre sans problème dans le livre. Les phrases peuvent être longues, travaillées, parfois complexes, émaillées à l’occasion de néologismes. On s’attache à Fanon, un être aux multiples vies mais à la conviction unique, un homme engagé, un homme de pensée et d’action, un humaniste qui n’envisageait cependant pas autre chose que la lutte armée pour mener à bien la décolonisation. On ne peut sortir de cette lecture que plus riche de connaissances, et ému.
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J’aimerais conclure par ces quelques phrases de la fille de Fanon, Mireille Fanon Mendès-France, placées en introduction à la page web consacrée à la Fondation Frantz Fanon :
« La particularité de la pensée de Fanon, à travers les différents terrains qu’il a lui-même investis, est d’avoir relié entre eux des lieux qui paraissaient éloignés l’un de l’autre, géographiquement (la France, les Caraïbes, le Maghreb, l’Afrique sub-saharienne) ou institutionnellement (l’hôpital psychiatrique et la scène politique). Ce travail transversal en réseaux doit servir à relier des lieux et à confronter sa pensée aux expériences, aux problèmes et aux problématiques du présent et en montrer l’actualité, car l’une des dimensions de la pensée de Fanon est sa “mondialité”. »
Delphine Thiriet
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• Raphaël Confiant, « L’insurrection de l’âme. Frantz Fanon, vie et mort du guerrier-silex », Caraïbéditions, 2017.
• Le site de la Fondation Frantz Fanon.
• Frantz Fanon, la pensée et l’action sur France Culture.
• Raphaël Confiant dans l’émission « Boomerang » d’Augustin Trapenard sur France Inter, le 8 juin 2017.