Albert Camus, Maria Casarès, "Correspondance 1944-1959"
Il est assez commun de penser qu’un grand écrivain, un intellectuel (c’est moins vrai pour une comédienne) est en totalité et en permanence absorbé par son œuvre, son travail d’écriture au point d’échapper aux servitudes de la vie quotidienne et aux tourments du cœur.
Heureusement les correspondances, ces plongées voyeuristes dans la vie privée, sont là pour corriger cette impression. On y vérifie qu’il est possible d’être un futur prix Nobel et de connaître les souffrances de la séparation, de disposer d’une plume élégante et souple et d’exprimer sa passion sur le ton d’un amoureux de roman populaire, de jouir d’une légitime célébrité et de se dire prêt à tout abandonner pour sauver quelques instants d’intimité.
Une correspondance qui redonne une dimension humaine à des « Olympiens »
Entre Albert et Maria, l’essentiel de ce dialogue développé sur mille trois cents pages, est affaire de sentiment, si bien qu’on en viendrait à souhaiter un peu plus de discrétion sur le chapitre de la passion et davantage d’informations sur celui de la vie professionnelle des épistoliers.
Mais c’est la loi du genre, et c’est aussi un des intérêts de la publication de lettres privées : restituer une dimension humaine à des Olympiens. Ainsi Casarès, la reine des planches, est surtout préoccupée par la santé de son vieux père, et Camus l’écrivain génial doit composer avec une méchante tuberculose ; elle pense à se distraire en allant canoter sur la Marne ; il essaie de travailler entre les voyages et les mondanités ; elle prend le thé avec ses amies ; il court à Alger revoir sa mère.
Le hasard et leur situation sociale (Camus est marié et père de deux enfants) les contraint le plus souvent à être loin l’un de l’autre – pour notre plus grand bonheur, car rien de mieux que des lettres pour combler le vide de l’absence. L’aventure a pris naissance le 6 juin 1944 (date historique) et, après une pause de quelques années, renaîtra quatre ans plus tard pour ne s’interrompre qu’avec la mort accidentelle du romancier en janvier 1960. La Galicienne et l’Algérois, qui se retrouvent sur le terrain de l’exil, partagent une même incandescence sentimentale et une même dévorante passion pour le théâtre.
Un éclairage sur la vie culturelle de l’après-guerre
Entre deux déclarations d’amour, parfois d’une plate banalité (« Je t’attends, mon cher amour, et je t’aime », Maria, 15 septembre 1949, parfois d’une fulgurante poésie (« Ce mot seulement pour t’accueillir ce soir, pour te dire qu’un jour sans toi est un jour qui n’en finit plus, une ville sans jardins, une terre sans ciel… » Albert, 20 décembre 1949), nous découvrons, grâce à deux acteurs de premier plan, un large pan de la vie culturelle de l’après-guerre, avec l’apparition de comédiens (Dussane, Reggiani, Barrault, Ledoux, Meyer, Philipe, Bouquet… ), de gens de théâtre (Hébertot, Blin, Rouleau), de cinéma (Cocteau qui tourne Orphée, Bresson, Carné, Rouquier, Cayatte…), d’éditeurs (la famille Gallimard), d’écrivains (Marcel, Sartre, Orwell, Malraux, Claudel, Silone…).
Nous connaissons le détail de la vie d’une actrice en vogue (enregistrements de radio, interviews, répétitions, premières, camaraderies et rivalités), celle d’un écrivain en vue (préfaces, conférences, relations avec l’éditeur, déplacements, lutte contre le manque de temps et les pannes d’inspiration, moments de déprime : « Ces mois de Paris étaient des mois de démence », 4 décembre 1952). Mais toute cette agitation, qui passionne le lecteur, est perçue comme secondaire, accessoire par les intéressés tendus vers un seul objectif : s’écrire et se répéter qu’ils s’aiment : « J’écris ici pour toi, en tout cas, mon amour fidèle, l’amour de l’âme et de la chair – et le besoin que j’ai de toi », Albert, 1er août 1953).
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Une telle relation, exclusive, passionnelle, démesurée ne pouvait que connaître un couronnement tragique. Celui-ci se dessine avec la lettre n° 865 rédigée par Camus et qui commence en ces termes :
« Bon. Dernière lettre. Juste pour te dire que j’arrive mardi, par la route avec les Gallimard lundi […]. Je te téléphonerai à mon arrivée, mais on pourrait peut-être convenir déjà de dîner ensemble mardi. Disons en principe, pour la part des hasards de la route – et je te confirmerai le dîner au téléphone. »
La lettre, écrite à Lourmarin, est datée du 30 décembre 1959. Le 4 janvier, la voiture conduite par Michel Gallimard s’enroule autour d’un arbre près de Montereau, dans l’Yonne. Le pilote et Camus périssent dans l’accident. Le dîner du mardi n’aura jamais lieu. L’écrivain avait eu raison de faire « la part des hasards de la route ».
Yves Stalloni
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• Albert Camus, Maria Casarès, « Correspondance (1944-1959) », avant-propos de Catherine Camus, Gallimard, 2017, 1300 p.