"Rupture", de Maryline Desbiolles. Une petite flamme blanche
« Alors il fit vraiment nuit et la nuit ressembla à la nuit. »
Cette phrase aux accents bibliques ouvre le nouveau roman de Maryline Desbiolles. Nouveau à tous égards : il s’agit d’une fiction avec des personnages imaginaires.
Depuis longtemps, l’auteure ancrait ses romans dans son existence, même si, pour reprendre un de ses titres, elle allait « faire un tour ». Le je qui racontait n’était pas tout à fait celui de l’écrivain et il empruntait bien des chemins de traverse et sentiers imprévus.
Le héros et son « maître »
François, le héros de Rupture, est un jeune manœuvre descendu d’Ugine, ville noire de Savoie dont l’usine ressemble à une « bouche d’ombre », pour travailler sur le barrage de Malpasset, au-dessus de Fréjus. Il fait là connaissance avec René le Rouge, ainsi surnommé parce qu’il est militant communiste, lecteur de Marx, engagé auprès des ouvriers, ses compagnons, qu’il défend en exigeant plus et mieux pour eux. Il enseigne au jeune homme le mot « aliéné », terme qui, avec d’autres, fera partie de ces expressions qui l’intriguent et sonnent soudain étranges à nos oreilles.
René est fils d’un résistant qui a lutté pour protéger un barrage en Corrèze ; François a à peine connu son père, disparu de façon brutale en 1943, sans qu’on sache comment ni pourquoi. Le père gagnait sa vie comme burineur, payé en épluchures d’acier. Il ne s’entendait pas avec son épouse dont la haine lui restait incompréhensible. Il aurait aimé que son fils se prénomme Augustin et ne pouvait que chuchoter ce prénom à l’oreille de l’enfant. Et si René refusera de porter les armes en Algérie, préférant la prison qu’il ne quittera qu’en 1962, François, lui, aura accepté son sort.
Tout en apparence, oppose les deux amis ; cela suffit à les réunir et à faire de René une sorte de maître pour le jeune homme.
À Fréjus, le jeune Savoyard découvre la mer, la lumière éclatante du soleil, la chaleur, la saveur des pêches que cultive le Père Cassagne, et la beauté de Louise, sa fille, « petite flamme blanche » dont il tombe amoureux. Elle ressemble à l’héroïne du film Les Amants de la nuit, de Nicholas Ray. Et avec elle, au cinéma, il voit Les Indomptables, du même réalisateur. Ils s’aiment :
« Elle l’entraîne dans les genêts follement jaunes, les fleurs froissées, les fleurs roses des cistes cotonneux, les buissons de lentisques, dans les odeurs mêlées qui infusent sous la chaleur précoce et montent à la tête. Pauvreté des expressions. “Elle se donne à lui”, mais peut-être se donne-t-il encore plus à elle. »
Plus tard, quand elle aura disparu, le laissant comme anesthésié par le chagrin de l’absence, il se rappellera, dans cette nature lumineuse, le corps de la jeune fille, et ce qui les a unis.
L’histoire d’une catastrophe
Mais le roman est aussi et d’abord l’histoire d’une catastrophe, d’une rupture, celle du barrage de Malpasset, « Mau passet », « le mauvais pas » comme le dit Cassagne, quatre cent vingt-trois morts rappelle la narratrice, dont cent cinquante enfants, fin novembre 1959, après que François a connu une autre rupture, quittant la France pour l’Algérie et qu’il est revenu dans la cité varoise pour oublier.
La construction de cette « cathédrale » ressemble à un moment de communion : toute une région, tout un pays se met en croire dans le progrès et pense vaincre la violence de la Nature. La narratrice décrit les corps de métier, nomme ceux qui construisent, évoquent les gestes des ouvriers qui façonnent le paysage bientôt surplombé par le pont qui reliera Nice à Aix-en-Provence. Mais le mot de violence revient, insistant, désignant la terre assoiffée, qui attend l’eau salvatrice ou au contraire les ruisseaux qui deviennent rivières, torrents boueux, voire pire :
« La vague entraine avec elle de gigantesques pans de béton, de travail, et d’espoir en un monde meilleur, comme aurait dit René. »
La nuit s’est installée, et c’est celle d’un déluge nouveau. Les pages qui ouvrent et closent le roman, ce sont quelques phrases qui déferlent, charriant le pire, la boue et la mort, jusqu’à la mer qui est toute désolation.
Au cœur du silence
L’Histoire avec ses catastrophes, ses drames, ses douleurs est là, présente, elle est là par les dates, par des paroles ou des Une des journaux, par une incidente concernant un tremblement de terre à Orléansville, Algérie. Elle est dans l’histoire de ce François qui ne sait s’il a un grain ou une case en moins, s’il est François ou Augustin. Louise lui a offert Le Grand Meaulnes, il en déchire une page et la lui envoie, pour signifier son chagrin d’être séparé d’elle. François-Augustin parle peu, ne montre guère ses émotions, et c’est tout juste s’il s’emporte une fois, contre son ami Airaldi. Pour celui-ci, Louise n’était pas une femme pour lui.
En Algérie, un lieutenant lui a parlé de ce saint Augustin né dans les Aurès, qui a écrit Les Confessions. François connaît dans ce paysage aride la chaleur écrasante, l’ennui, la peur. Il est témoin de crimes commis sur des civils dans le silence de la campagne mais ne dit rien :
« Il n’a aucun mot pour mettre en ordre ce qu’on n’appelle pas la guerre d’Algérie, il n’a aucun mot non seulement parce qu’il n’en parlera jamais, à personne, mais parce qu’il ne se dit et ne se dira rien à lui-même. »
Retrouvailles et recommencements
Rupture est, comme tous les romans et textes de Maryline Desbiolles, le roman d’une région, ou de lieux : Ugine, berceau de la famille, et le sud, même si ce n’est pas Nice ou son arrière-pays.
On retrouve des êtres que l’on a croisés dans Primo ou Ceux qui reviennent, comme la tante maquillée, apprêtée et toujours en quête d’alcool, ou les grands-parents dont la mercerie est plastiquée par des résistants sous prétexte, en août 1944, que des gens d’origine italienne ne sauraient être que des fascistes, d’autres encore.
On retrouve les otages exécutés et laissés sur la route, en plein soleil, par les nazis, en juin 1944. On retrouve surtout cette écriture sensuelle qui semble toujours s’improviser par la marche, le mouvement, par l’impulsion d’une expression ou d’un mot, « Aux frais de la princesse » ou bien « ouvrage d’art ».
Retrouvailles et recommencements : c’est le geste même de lire.
Norbert Czarny
• Maryline Desbiolles, « Rupture », Flammarion, 2017,126 p.
• Documentaire de l’INA : la catastrophe du barrage de Malpasset.
Voir sur site :
• Rencontre avec Maryline Desbiolles. Un projet culturel et artistique en classe de seconde, par Hella Féki.
• Du cahier de lecture au blog : l’élaboration d’une bibliothèque intérieure, par Hella Féki.
• « Ceux qui reviennent », de Maryline Desbiolles, par Norbert Czarny.
• Les romans de Maryline Desbiolles à l’école des loisirs.
• Aïzan, et Lampedusa, de Maryline Desbiolles, par Norbert Czarny, dans les Archives de l’École des lettres.