Faut-il brûler l'écriture d'invention?
L’écriture d’invention, l’une des trois épreuves au choix au baccalauréat anticipé de français, pourrait, dit-on, disparaître avec la mise en place de la réforme du baccalauréat 2021.
Que le sujet d’invention ait un bilan mitigé, c’est un fait, mais il importe de comprendre pour quelles raisons, de rappeler quelle était son ambition, et de le resituer dans une histoire plus large de l’enseignement du français au lycée. C’est à ce prix seulement que chacun pourra comprendre en quoi cette approche pourrait renouveler en profondeur les études de lettres en France et leur redonner du sens.
Si l’on veut poursuivre l’apprentissage de l’écriture en veillant à ce que tous accèdent à une expression personnelle riche et autonome, si l’on veut véritablement donner accès à la littérature aux élèves, c’est-à-dire cultiver conjointement plaisir d’écrire et plaisir de lire, alors il est indispensable de repenser l’exercice et même de lui donner une tout autre ampleur.
De l’intérêt d’enseigner l’art d’écrire
L’introduction de cet exercice en l’an 2001 avait pour ambition d’établir un lien plus fort entre l’enseignement de la lecture et celui de l’écriture, lien perdu depuis la fin du XIXe siècle avec l’abandon de la rhétorique, c’est-à-dire de l’art d’écrire. En fondant tout l’enseignement secondaire sur deux exercices uniques, la composition française et l’explication de texte, on a renoncé à enseigner l’art d’écrire, car l’art d’écrire ne peut pas se réduire à enseigner la technique du commentaire ou de la dissertation.
L’ »écriture d’invention » avait pour ambition de repenser l’enseignement de l’écriture afin qe celle-ci soit articulée à la lecture des textes littéraires et travaillée sous toutes ses formes (au lieu de se cantonner à la seule écriture critique), afin de donner accès à la littérature autrement, de manière plus profonde, par la pratique.
Sa conception s’appuyait aussi sur l’expérience menée depuis les années 1970 par tous les enseignants qui avaient introduits dans leurs classes, en collège mais aussi en lycée, des pratiques inspirées des ateliers d’écriture et qui pouvaient attester de l’enthousiasme que celles-ci suscitaient chez les élèves. Elles avaient en effet le pouvoir de faire naître le goût de la lecture et les aidaient à progresser dans la maîtrise de l’écriture.
Rappelons que l’exercice d’invention, tel qu’il a été conçu en 2001, et présent dans les sujets de l’épreuve anticipée du baccalauréat en 2002, est « production d’un texte, non par sur un autre texte, mais à partir d’un ou plusieurs textes ». Son objectif est de permettre aux élèves de s’approprier des lectures et de les transformer en compétences d’écriture, une écriture qui peut prendre toutes sortes de formes – essai, lettre, plaidoyer, poème, apologue, récit ou dialogue théâtral. Elle amène donc les élèves à pratiquer divers genres littéraires, à saisir de l’intérieur, en écrivant à leur tour, des processus d’écriture multiples.
Pourquoi avoir fait de l’écriture d’invention
un exercice de baccalauréat ?
Cette décision repose sur l’idée que sa présence au baccalauréat est un levier, une garantie que tous les enseignants, pour préparer leurs élèves, se formeront à ce nouvel exercice qui bouscule des habitudes bien ancrées depuis près d’un siècle.
Mais cela supposerait que l’exercice soit suffisamment cadré, qu’une formation continue digne de ce nom accompagne cette réforme, que l’on précise davantage les critères d’évaluation de cet exercice. En l’absence de toutes ces conditions, on sait que les sujets donnés au baccalauréat n’ont pas toujours été de véritables « sujets d’invention » mais des sujets de dissertation camouflés.
Ajoutons à cela que les horaires d’enseignement ne permettent pas aux enseignants de préparer de manière approfondie à trois épreuves d’écrit et une épreuve d’oral, et que, face aux urgences, l’exercice que l’on maîtrise le moins, dont on ne comprend pas forcément le bien-fondé, est celui auquel on consacre le moins de temps.
De plus, sans formation à la maîtrise de l’exercice, les enseignants ont tendance à déconseiller à leurs élèves le choix du sujet d’invention et à s’en tenir à la fausse idée que « l’écriture littéraire ne s’enseigne pas ». Les élèves les plus faibles et qui auraient le plus besoin d’un enseignement guidé à l’autonomie rédactionnelle se retrouvent alors face à un exercice qui leur paraît traitreusement « plus facile ».
Il y a une crise des études littéraires
mais non des pratiques littéraires
C’est ce qu’affirmait Jean-Marie Schaeffer dans la Petite écologie des études littéraires. Et il ajoutait : « Ne faut-il pas plutôt d’abord activer l’écriture “littéraire” comme mode particulier d’accès au réel ? »
De fait, les lycéens ont souvent des pratiques d’écriture en dehors du cadre scolaire, un fort désir d’expression qui ne demanderait qu’à être cultivé, approfondi, nourri dans un cadre scolaire et les expériences menées par un grand nombre d’enseignants montrent que des élèves découvrent, en se frottant d’abord à l’écriture, l’intérêt de lire les écrivains.
Marielle Macé, dans son très bel essai, Façons de lire, manières d’être, plaide pour un statut de la lecture comme expérience personnelle. Cela suppose que l’écriture aussi soit une expérience personnelle.
Parlons d’« écriture de création » ou d’« écriture créative »
plutôt que d’« écriture d’invention »
Comment faire pour permettre à cette approche de l’écriture de redonner aux études littéraires la place qu’elles méritent ?
D’abord lui donner un nom moins ambigu que celui d’invention qui pourrait faire croire qu’on oppose l’invention, comme dans la tradition rhétorique, à la disposition et à l’élocution. Mieux vaudrait parler d’écriture de création ou d’écriture créative – selon une dénomination qui permet de faire des ponts avec le creative writing très pratiqué dans tous les pays anglo-saxons –, et qui viendrait compléter l’écriture critique, seule sinon à être pratiquée au lycée.
Ensuite en faire un exercice quotidien, un exercice de pratique d’écriture accompagnant la lecture, qui pourrait aussi bien être conçu comme entrée en matière que comme prolongement d’un texte. Lui consacrer dix minutes par cours, de la même manière qu’on fait des gammes pour apprendre d’un instrument de musique.
Rappelons aussi que les techniques d’analyse littéraire ne sont pas un but en soi, qu’elles n’ont d’utilité que si elles permettent de mieux écrire et donc de mieux penser.
Évaluer les compétences d’écriture dans chaque épreuve ?
Nous proposons enfin de préserver une place dans chaque épreuve du baccalauréat pour l’évaluation des compétences d’écriture, au sens plein du terme, ce qui veut dire à la fois une maîtrise des normes et une capacité à s’en servir pour une expression autonome et créative. Plusieurs pistes, qui ne déstabilisent pas les pratiques enseignantes actuelles, sont envisageables :
• insérer pour chaque exercice de baccalauréat un paragraphe d’écriture : réécriture de quelques lignes de l’un des extraits littéraires à commenter ou à partir desquels disserter : amplifier, changer de focalisation, ajouter des figures de style, modifier les temps… ;
• demander une production personnelle en ajout ou en réponse à un corpus d’œuvres littéraires et iconiques, rassemblées autour d’un objet d’études ;
• demander une création originale à partir d’œuvres patrimoniales (un ajout contemporain aux Caractères de La Bruyère, une nouvelle visite de l’abbaye de Thélème, un nouvel Art poétique…) et l’assortir d’un cartel explicatif, à la manière d’une œuvre picturale ou d’un programme de manifestation artistique ;
• faire rédiger une note d’intention de projet littéraire et une « page arrachée » à l’œuvre en cours, qui mettent en valeur les acquis scolaires.
Cette liste, non close, est justifiable à la fois sur le plan scolaire des acquis de la classe de littérature et sur le plan artistique de la littérature vivante et utile pour la société d’aujourd’hui.
Elle trouve des correspondants dans les pratiques rédactionnelles des jeunes « nativement numériques », et sollicite une audace dans l’expression et une créativité qui contrecarrent le défaut de peur de l’erreur, pointée chez les élèves français lors des évaluations internationales.
Elle a, d’autre part, l’intérêt non négligeable de ne pas scinder les acteurs du champ scolaire dans deux camps irréconciliables, et se trouve parfaitement en phase avec la dynamique des recherches contemporaines sur l’écriture et l’écriture littéraire en particulier.
Violaine Houdart-Merot, professeur de littérature française
& AMarie Petitjean, maître de conférences en langue et littérature françaises
à l’université Cergy-Pontoise
Voir sur ce site :
• Réécriture et écriture d’invention au lycée, par Jacques Vassevière. Compte rendu de l’ouvrage de Violaine Houdart-Merot, « Réécriture et écriture d’invention au lycée » paru dans « l’École des lettres, n° 1, septembre 2004 (pdf).
• Plaidoyer pour l’écriture d’invention, par Julien de Kerviler.
• Réforme du bac 2021, tour d’horizon des changements, par Lauriane Clément.
• Le « grand oral », nouvelle épreuve reine du baccalauréat ?, par Antony Soron.
• Le baccalauréat en question à l’heure des résultats, par Antony Soron.
• Bac de français : des « sujets d’inquiétude » , par Jacques Vassevière.
• La Grande Guerre dans tous ses états. Ateliers d’écriture et de pratique artistique du collège au lycée, par Perrine Charlon Jacquier et Gwenaël Devalière.
• Un atelier d’écriture littéraire numérique avec une classe d’hypokhâgne, par Isabelle Mimouni.
• Un appel de la communauté scientifique pour maintenir l’écriture d’invention (9 avril 2018)
Merci aux deux auteures pour cette réflexion juste et pragmatique qui adopte un point de vue critique sans refuser de se faire force de proposition.
Avec une question incidente aux enjeux-mêmes de l’épreuve possiblement abolie: le fait que les professeurs n’aient plus l’occasion d’entrer avec leurs élèves dans une forme d’atelier d’écriture.
Or, comment faire écrire « autrui » sans se faire écrire « soi »?
Question (secondaire) pour un Ministre….
Antony Soron, Maître de conférences, ESPE Sorbonne Université.