"En guerre", de Stéphane Brizé
Le Festival de Cannes, où le huitième long-métrage de Stéphane Brizé (Une vie, 2016 ; La Loi du marché, 2015) est présenté mardi 15 mai en compétition officielle, apparaît comme une chambre d’écho des cinématographies de la planète autant que des soubresauts qui l’agitent.
Conflits religieux, malaise des banlieues, crises identitaires, tragédies migratoires, désastres écologiques, ou comme ici désordres économiques et âpres batailles syndicales, sont des sujets qui ont servi de cadre à nombre d’histoires douloureuses et autant de films magnifiques.
Voir les trois dernières Palme d’or : Dheepan (Jacques Audiard, 2015), Moi, Daniel Blake (Ken Loach, 2016), The Square (Ruben Östlund, 2017).
Au cœur de l’humain
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’En guerre ne fait pas mystère de son angle d’attaque dramaturgique. L’action se déroule à Agen, où l’usine Perrin Industrie s’apprête à fermer ses portes après que les 1 100 salariés ont accepté des baisses de rémunération pendant deux années dans le but commun de redynamiser son économie. Face aux reniements des engagements pris par la direction, les ouvriers, emmenés sous la houlette du syndicaliste Laurent Amédéo (Vincent Lindon), entament un combat pied à pied pour préserver leur emploi.
Le film de Brizé, caméra embarquée, est une œuvre « coup de poing », placée sous haute-tension dramatique, qui nous invite sur le terrain des violences sociales et économiques auxquelles des êtres sont soumis au motif à peine voilé de l’hyper rentabilité financière des groupes transnationaux. Pour autant, En guerre n’est pas une (simple) charge contre les indélicatesses du haut patronnat.
Son principal enjeu consiste à extraire de la lutte syndicale tout ce qui relève de l’humain, tout ce qui concerne l’être de chair et de sang impliqué dans la sauvegarde de son travail, de sa dignité, de sa vie (sociale, intime, familiale…). Tout ce que l’individu, par-delà ses craintes et ses faiblesses, consent à sacrifier de lui-même, de sa santé physique et morale, dans le feu de son engagement.
Un face à face palpitant
Le bassin d’emploi est ici sinistré. Or, pour « les » Perrin, l’emploi représente plus qu’un travail ; il est une « situation », une reconnaissance, une appartenance au groupe, un cap dans l’existence. Leur sort à l’écran vient s’ajouter à celui (bien réel, hélas) des Moulinex (Cormelles-le-Royal, Calvados, 2001), Goodyear (Amiens, Somme, 2007-2014), Fralibs (Gémenos, Bouches-du-Rhône, 2010-2014), Seita (Carquefou, Loire-Atlantique, 2014), Allia (Digoin, Saône-et-Loire/La Villeneuve-au-chêne, Aube, 2017), Ecopla (Saint-Vincent-de-Mercuze, Isère, 2017), Whirlpool (Amiens encore aujourd’hui), etc.
Faisant des discussions entre « partenaires sociaux » et direction d’entreprise le cœur de son dispositif, Brizé observe avec minutie la guerre de position à laquelle se livrent les deux parties en présence. Il en étudie les rapports de force, les avancées et les retraites, les mouvements du discours, les manœuvres d’opposition et les appels à la concession – les uns arc-boutés sur leur stratégie d’usure (et une bonne dose de mauvaise foi !), les autres en résistance jusqu’à ce que la belle union syndicale ne s’effrite et ne vire à la guerre intestine.
La caméra (beau travail du chef-opérateur Éric Dumont), souvent placée sur la ligne médiane des deux camps adverses, est une machine à capter les mots et les coups d’yeux farouches. Nous ne sortirons guère des salles de réunion, ni ne saurons rien, ou peu, des personnages, toujours au front des revendications syndicales, dans un face à face haletant qui est le motif et passage obligé de la mise en scène. Dans ce champ-contrechamp de bataille, on croise les regards comme le fer. Le verbe est haut ; on parle fort, on s’indigne, on s’invective. On s’emporte, et on se déteste…
Des silhouettes floues, de dos en amorce du cadre, aspirent l’œil dans l’image étrécie, accentuent la proximité avec l’espace nerveux des négociations. Le spectateur a le sentiment d’être à l’avant-poste du conflit, souvent oppressé, comme pris en étau de la bataille rangée. Le montage est tendu, les images, toujours à bonne distance, d’une rare intensité. On songe au réalisme âpre d’un Ken Loach, et à The Navigators en particulier (2001).
Un autre monde
En guerre est le récit linéaire d’un combat fortement déséquilibré ; il fonctionne à la manière d’un compte à rebours funeste, et en suit les différentes étapes : premiers débrayages, blocage de l’usine, rencontres infructueuses avec la direction, appels à la médiation des pouvoirs publics, demandes de discussion avec la lointaine tête allemande et dirigeante du groupe, séances de négociation, etc. À mesure que le temps passe, le ton monte. La durée, compagne sournoise des conflits sociaux, ronge peu à peu les esprits, entame les résistances, amenuise les espoirs. Un nouveau front s’ouvre bientôt à l’intérieur des lignes syndicales. Point de départ de la capitulation.
La bande-son, magnifiquement travaillée et signée Bertrand Blessing, accompagne de bout en bout la pression montante. Sa guitare saturée hurle et s’afflige de l’immense gâchis d’humanité, de volonté et de générosité laissé dans la bataille ; la folie des hommes fatigués, trahis, désabusés, fait le reste. Le peuple perdant exige un bouc-émissaire. Le « leader », Laurent Amédéo, lui, forcément lui, s’offrira en sacrifice…
L’une des singularités du film de Brizé consiste non seulement à opposer deux camps, mais aussi et surtout deux types d’images : l’image télévisuelle des « jités », souvent citée en contrepoint des face à face, et l’image cinématographique de la fiction comme étude du mécanisme du combat syndical. En guerre pose ainsi son cinéma en amont de la télévision. L’un explique, quand l’autre montre. Le premier construit, pense, éclaire ; la seconde expose, aveugle, éblouit.
En guerre n’est pas un film de super-héros. Son histoire, cependant exemplaire, est celle d’un groupe d’hommes et de femmes qui, agressés et poussés à se défendre, deviennent des combattants malgré eux. Des hommes et des femmes qui sculptent leur bravoure avec leurs mots, leur sueur, leur patience, leur sens de la résilience et de la solidarité, portés par l’idée qu’un autre monde est possible par-delà l’adversité et la doxa libérale.
Philippe Leclercq