« À l’Est la guerre sans fin, 1918-1923 ». Aux racines du siècle présent
Le 11 novembre 1918, la guerre s’achevait sur le front de l’Ouest, entre les Allemands, les Français et leurs alliés. Nous avons pris l’heureuse habitude de célébrer cet armistice, et la célébration prendra cette année un tour très particulier.
Nous célébrons la paix, même si nous savons qu’elle aura été de courte durée, ne serait-ce qu’en raison de l’absence de l’Allemagne vaincue à la table des négociations de 1919, pour la signature du Traité de Versailles. D’autres pays étaient présents, dont on découpait les territoires, avec plus ou moins de justesse ou de justice.
Dans ces pays d’Europe centrale et orientale, des Balkans ou du Levant autrefois ottoman, les armes ne s’étaient jamais tues, les massacres ne s’étaient pas interrompus, les mouvements migratoires se poursuivaient : les réfugiés qui allaient d’un lieu à l’autre à travers l’Europe étaient environ douze millions.
Une exposition claire et didactique
L’exposition qui se tient au Musée des Armées est doublée par un catalogue d’une très grande richesse qui éclaire ce que l’on apprend sur place, d’une salle à l’autre, à travers les vitrines, les extraits de films des actualités d’époque et les panneaux explicatifs.
Ce catalogue présente des essais écrits par des historiens ou spécialistes sur les divers terrains de conflits, des portraits, un atlas raisonné qui présente chacun des pays nés à Versailles ou lors des traités qui ont suivi, traités, qui sont expliqués de façon précise dans une partie spécifique. Pour celles et ceux qui ne pourraient voir l’exposition (dont on regrette qu’elle ne soit pas itinérante), le parcours donne à voir les objets en vitrine. Et l’iconographie est riche.
Au musée, on apprécie en particulier les panneaux horizontaux qui montrent des cartes interactives, avec chronologie, permettant de comprendre comment, entre 1918 et 1923, la guerre s’est poursuivie ici et là. Ici, c’est en Pologne, dans les États qu’on appelle maintenant baltes, en Russie, en Hongrie, en Roumanie. Là, c’est du côté de Fiume, ville libre revendiquée par l’Italie pré-fasciste et par la Yougoslavie naissante, c’est en Serbie, ou plus loin, du côté de la Grèce, de la Turquie, et plus loin encore, dans le Levant, lieu des rivalités entre Français et Britanniques.
Outre ces cartes numériques, on peut observer les cartes du temps : elles montrent comment le front évolue, disent les noms d’alors, allemands ou slaves, elles dessinent les tracés de frontières, rappellent les noms des peuples qui vivaient là, pratiquaient telle ou telle religion, ou parlaient telle langue.
Dans certaines zones de l’Europe, la confusion restait totale. Il n’est qu’à lire les romans d’Aharon Appelfeld, natif de Czernovitz, en Bucovine et maintenant Ukraine, pour mesurer combien les frontières étaient mouvantes, voire absurde. Ukrainien, allemand, roumain, yiddish, ruthène… on pourrait énumérer sans fin. Et l’on en dira autant de celles et ceux qui vivaient en Lettonie et dont les langues étaient diverses aussi, avec la présence, voire la puissance du russe dans certaines situations.
L’exposition, à la fois sobre et claire, didactique, propose un parcours dans les divers espaces qui ne connaissent pas la guerre, et où les rivalités, les haines ne s’éteignent jamais. S’il fallait tirer une première conclusion de ce parcours, c’est sans doute dans la préface du catalogue qu’on la trouverait sous la plume du président de la République. Nous avons connu le « goût affreux du massacre » pendant cette période, et jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale.
Aussi perfectible qu’elle soit, l’Europe que nous connaissons nous épargne ces conflits effrayants et le réveil de nationalismes qu’on appelle populismes en Pologne, Hongrie ou ailleurs ne peut être pris à la légère. Ces pulsions sinon suicidaires du moins mortifères sont toujours à l’œuvre, et elles éveillent de mauvais sentiments chez les plus fragiles, les plus démunis, les moins éduqués. En ce sens, une telle exposition mériterait que de nombreuses classes la visitent, la méditent, même si on aimerait aussi proposer cette pédagogie ailleurs, en Hongrie par exemple.
L’exemple de la Hongrie
Partons en effet de ce pays. En page 37 du catalogue, deux cartes donnent une idée de ce que vit l’ancien royaume associé à l’Autriche des Habsbourg : la première montre la France réduite à une portion limitée de son territoire. En gros le Bassin parisien et le Centre, jusqu’à Bordeaux. La seconde la Hongrie que l’on a dépecée pour donner une de ses régions à la Tchécoslovaquie, une autre à la Roumanie et une troisième à la Yougoslavie. En Transylvanie, les villes parlent hongrois mais la Roumanie devient maîtresse.
Le Traité de Trianon prive ce pays millénaire de son bien et, selon un expert, on a pu dire des traités signés en 1919 et 1920 que cette conférence de la paix abritait un « grand congrès international de géographie appliquée ». Aujourd’hui encore, Orban et son parti demandent le droit de vote aux élections hongroises pour les minorités magyarophones.
La Turquie face à la Grèce
L’exemple de la Hongrie n’est bien sûr pas unique : que l’on considère la Turquie, vaincue en 1918 et amputée de ses territoires du Levant. Les mêmes ressentiments sont à l’œuvre, qui engendrent les mêmes haines, et les font perdurer. Le comble sera atteint quand les Grecs occupent Smyrne. C’est, selon Edhem Eldem qui écrit l’article sur le passage de l’Empire ottoman à la République de Turquie, « la goutte d’eau qui fait déborder le vase ». Les Turcs reprennent la ville en septembre 1922. Winston Churchill dénonce le crime de masse qui s’ensuit, les douze mille chrétiens qui périssent dans les flammes, évoquant une « orgie infernale ».
On mesure pourquoi aujourd’hui encore le péril est grand : comprendre ce qui s’est joué en Orient alors permet de saisir sur quels leviers un politicien comme Erdogan peut jouer. Quant au Levant, dessiné par des géomètres en des traits de crayon d’une rectitude mathématique, on devine pourquoi il vit dans les conflits. Les accords Sykes Picot ont tracé des lignes que les guerres successives ne peuvent effacer ou refaire. Enfin, et c’est anecdotique, on apprendra que l’Albanie a été dessinée à l’aide de points trigonométriques.
Ces guerres sont des écoles
Ainsi, dans les États baltes, la guerre qui se poursuit entre les corps francs allemands et les bolcheviks, en Lettonie ou plutôt Courlande semble sans fin. Ceux qui y participent rentreront en Allemagne en 1919 pour réprimer la révolte spartakiste ou les conseils ouvriers, à Berlin et Munich.
Ces troupes aguerries œuvrent pour le compte du chancelier social-démocrate Ebert qu’elles haïssent à peine moins que les bolcheviks. On sait pourquoi la gauche s’est trouvée divisée au début des années trente, quand il fallait faire front contre les nazis. On sait aussi ce qu’ils ont fait du « savoir » acquis au bord de la Baltique.
Parmi les témoins du temps, retenons Rudolf Höss, commandant du camp d’Auschwitz, qui évoque l’ennemi présent partout, le massacre poursuivi jusqu’au complet anéantissement. Les principales victimes, sur ces « terres de sang », pour reprendre l’expression de Timothy Snyder, ce sont les Juifs. D’abord parqués par les tsaristes, victimes des pogroms incessants, ils sont perçus comme les traîtres, les agents infiltrés du bolchevisme.
Crimes de masse
Dans un article sur les crimes de masse, Annette Becker montre qu’on essentialise celui qu’on veut exterminer, et que l’on qualifie déjà de vermine, presque rien, pas un humain. Pour les fanatiques européens, c’est le Juif. Pour les Turcs, l’Arménien. Pendant la guerre, les passes du Caucase sont, selon une formule, « le Golgotha pour les Arméniens ».
Pour les deux peuples, le sort est ou sera le même : génocide. Lemkin créera ce mot forgé sur le grec et le latin en 1943 ; il a connu le choc décisif en 1921, quand cent cinquante criminels arrêtés en 1919 après avoir assassiné des Arméniens sont libérés de prison par les Britanniques. Le crime contre l’humanité se formalise alors, mais il s’en commettra tout au long du siècle, et rien ne dit que nous en soyons débarrassés. Celui du Rwanda s’est produit à la fin du siècle dernier.
Lemkin n’est pas le seul « phare » de ce siècle touché par le désastre. Keynes en est un autre. L’économiste anglais a compris combien l’économie peut aider à la reconstruction des hommes autant qu’à celle des villes, des campagnes ou des territoires. Il l’écrit dans Les Conséquences économiques de la paix, demande une réponse globale, à l’échelle du continent détruit. Lloyd George et Briand l’entendent comme lui. Ils restent minoritaires. On s’en tient aux solutions nationales, aux frontières fermées, aux plans qui ne concernent qu’un aspect du problème. Ensuite on fera confiance à des Mussolini, des Horthy et quelques autres, avant Hitler.
Mais on sait déjà tout du désastre à venir. Ce qu’on lit de la question des réfugiés, des mouvements de population à travers l’Europe, ce qu’on apprend des tentations eugénistes à l’œuvre en Bulgarie, ou des politiques natalistes menées en Hongrie sont des signes. Aujourd’hui, en Italie, un leader populiste invite les femmes italiennes à faire des enfants ; il propose aussi aux autres femmes nées sur d’autres continents d’y retourner au plus tôt. Ne jouons pas la ritournelle des années trente de retour. Mais remarquons que ce discours haineux revient par la fenêtre quand on le croyait mis à la porte.
Écrire la guerre
Si l’on devait émettre un regret, il concernerait la littérature de cette époque. Elle n’a guère de place dans l’exposition et le catalogue ne cite pas d’auteurs. Nous ne lisons plus guère Les Réprouvés, d’Ernst von Salomon. À peine plus Cavalerie rouge, d’Isaac Babel, qui relate, en reporter de guerre mais aussi admirateur de Maupassant, la guerre qui fait rage aux confins de la Pologne entre Polonais et soldat de l’URSS naissante. On connaît heureusement T. E. Lawrence, et Le Coup de grâce, récit austère et puissant de Marguerite Yourcenar.
Pour le reste, rien. Cette autre Europe, qu’elle soit centrale ou orientale, balkanique ou greco-turque semble très loin de nous. Pourtant elle est là, vivante, effrayante et passionnante et qu’on la considère ou pas, elle nous fait signe. Avec insistance. C’est le mérite de cette belle exposition et de son catalogue de nous le rappeler.
Norbert Czarny
• À l’est la guerre sans fin,1918-1923, exposition en partenariat avec la Mission du Centenaire, Paris, musée de l’Armée, Hôtel des Invalides, du 5 octobre 2018 au 20 janvier 2019.
• Catalogue, ouvrage collectif, Gallimard / Musée de l’Armée, 336 pages, 300 illustrations, 2018.
Voir sur ce site :
• L’enseignement de la Grande Guerre de 1914 à nos jours. Entretien avec Benoit Falaize, par Alexandre Lafon.
• Commémorations du 11-Novembre : questions-réponses à l’usage des enseignants.
• Pourquoi commémorer la Grande Guerre.
• 1918-1919 : de l’armistice à la paix.
• Qu’est-ce qu’un monument aux morts. Projets pédagogiques et culturels.
• 14-18. Écrire la guerre. Un numéro spécial de « l’École des lettres ».
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