Géométries Sud, du Mexique à la Terre de Feu
La magnifique exposition qui se tient actuellement à la Fondation Cartier exige du visiteur un peu de patience. Il faut, en effet, du temps pour discerner les lignes de force qui unissent les quelque deux cents œuvres rassemblées pour l’occasion.
Aucune tête d’affiche n’offre de repères, ne présuppose de grille de lecture. L’entrée en matière effare ; la multiplicité des supports étourdit. Mais, le trouble passé, les efforts sont récompensés, l’intérêt et le plaisir immenses.
Les constructions multicolores de Freddy Mamani
Le commissariat de l’exposition, sans doute conscient des risques d’éparpillement, a choisi d’accueillir le visiteur en lui glissant dans la main un petit guide, ou vade mecum d’une quarantaine de pages fort bien documenté.
Muni de ce précieux sésame (qu’il emportera chez lui), le visiteur pénètre dans le premier espace du rez-de-chaussée, dévolu à l’architecte bolivien Freddy Mamani. La surprise est de taille, c’est le cas de le dire. On est alors plongé dans un vaste bain de couleurs flashy aux motifs stylisés de la culture aymara (celle de la région de peuplement du lac Titicaca dont est originaire Freddy Mamani).
Il s’agit là de l’« armature » (colonnes et plafond) d’une salle de réception, la première que l’architecte édifie hors de son pays. Un grand lustre à pampilles de cristal, scintillant aux reflets des petites ampoules électriques logées dans le plafond, achève de prêter à l’ensemble un air joyeusement kitsch.
Des photographies, et deux films (un long, un court) nous offrent de tourner le regard vers l’extérieur de cette architecture néo-andine, inspirée de la palette acidulée des textiles régionaux et de la géométrie de la culture précolombienne – une farandole géométrique de carrés, triangles, losanges (tous peints à la main pour ceux de l’intérieur de l’édifice).
En Bolivie, les admirateurs de Mamani sont aussi nombreux que ses détracteurs, qui lui reprochent de pratiquer le « façadisme », de n’être qu’un excellent décorateur en somme. Ses constructions se distinguent, en tout cas, du style monochrome des habitations de l’Altiplano. Leurs façades richement décorées cachent généralement un rez-de-chaussée (boutiques et appartements destinés à la location), un premier étage (grande et haute « salle de bal ») et un second étage ou cholet (à la toiture pentue, inspiré des chalets de montagnes, pour riches propriétaires).
Une soixantaine de ces bâtisses bordent aujourd’hui les rues d’El Alto, sur les hauteurs de La Paz, où réside Mamani. Impossible pour nous de ne pas voir dans la riche ornementation curviligne quelque manière inspirée de l’Art nouveau.
Modelage de l’air
L’autre partie du rez-de-chaussée de l’exposition abrite une haute structure de briques et de mortiers, signée des architectes paraguayens Solano Benítez et Gloria Cabral.
Sa géométrie, composée de 144 triangles, est un défi à l’équilibre et à la symétrie. C’est ici un travail de sculpture de l’ombre et de la lumière, un magnifique manteau d’Arlequin de l’air. Ce fier questionnement du plein et du vide voisine avec 22 superbes installations métalliques de l’artiste vénézuélienne Gego. D’étiques pièces en fil de fer, pour la plupart inédites en France, qui modèlent l’espace et donnent à la transparence de l’air des formes, des contours, des limites. Une soudaine existence géométrique.
La géométrie en héritage
Un escalier aux murs décorés d’une fresque abstraite du street artist vénézuélien Flix – un enchâssement d’angles aigus comme possible rappel des pointes de flèches des Indiens Caracas – conduit le visiteur au sous-sol. Où l’attendent soixante-dix artistes couvrant tout le continent sud-américain et remontant le cours de l’histoire (jusqu’à 3 000 ans avant notre ère) avec les statuettes religieuses des peuples Valdivia originaires des zones côtières de l’Équateur. Leur forme et leur dessin frappent par leur épure, la pureté du trait que les époques successives n’ont cessé d’étirer.
De fait, nombre d’artistes, y compris contemporains, se sont appropriés cet héritage précolombien du motif géométrique. À l’image du peintre argentin Guillermo Kuitca qui « confond » le schéma panoptique d’une prison moderne avec le plan d’un site précolombien (« Cárcel amarilla », 1994) ou du Mexicain Mathias Goeritz qui revisite la structure pyramidale inspirée du site de Teotihuacán (« Pirámide de doce cajas apiladas », 1961).
Les œuvres des grands artistes latino-américains des années 1950, tels que Lygia Clark (sculpture abstraite), Alejandro Otero (art cinétique) et Carmen Herrera (abstraction triangulaire), interrogent en se les appropriant les formes et les couleurs de l’iconographie géométrique de l’art préhispanique. Quelques toiles de l’artiste et essayiste argentin César Paternosto, qui a démontré jadis les liens entre cet art antique et les débuts de l’abstraction, sont également présentes dans la bien-nommée (c’est si rare aujourd’hui qu’il convient de le signaler) exposition Géométries Sud.
Les photographes Paolo Gasparini, Thomas J. Farkas et Juan Araujo (Lázaro Blanco est hélas absent de l’exposition) ont retenu notre attention pour le choix de leurs cadrages, l’émotion lyrique de leur palette et leur goût des jeux d’ombre et de lumière.
Les ponts entre les époques sont nombreux, les supports variés. Photographies, peintures (y compris corporelles), tatouages, sculptures, textiles, céramiques (une mention spéciale pour les vases passés à la lame du Mexicain Gustavo Pérez), et même la vannerie, tracent des motifs qui les relient, qui forment une immense unité qui joue à saute-frontières et s’affranchit des hiérarchies pour instaurer un dialogue fécond entre époques et artistes.
Philippe Leclercq
• L’exposition « Géométrie Sud, du Mexique à la Terre de Feu » se tient à la Fondation Cartier pour l’art contemporain (261, boulevard Raspail, Paris, 14e) jusqu’au 24 février 2019. Tous les jours de 11 heures à 20 heures, sauf le lundi. Nocturne le mardi jusqu’à 22 heures.