« L’École des femmes », de Molière, mise en scène de Stéphane Braunschweig
Deux hommes – Arnolphe et Chrysalde – pédalent, assis sur des vélos d’entraînement. Ils pédalent, et devisent des avanies du couple, et des contes que l’on en fait.
Le premier, la quarantaine, est catégorique. Contre les ennuis du « cocuage », il faut user de « méthode ». Qui consiste, pour sa part, à épouser demain une jeune personne, qu’il a très tôt enlevée de son pauvre milieu (dès l’âge de quatre ans !), et qu’il a ensuite séquestrée dans la sotte innocence du couvent.
Sourire en coin de son interlocuteur (excellent Assane Timbo), sceptique sur les mérites de la sottise…
Misogynie au service du féminisme
Un club de gym pour « du » Molière ? Le choix de l’endroit peut surprendre. Il est audacieux, moderne, judicieux. La salle de sport est le lieu de la dépense d’énergie – et du relâchement –, où deux bons amis peuvent très bien s’aller à la confidence et au libre débat sur les femmes. Il est aussi l’espace par excellence de l’exercice physique envisagé comme un sport de combat contre le vieillissement, le funeste ennemi pour un homme de l’âge d’un Arnolphe, désireux de plaire à (beaucoup) plus jeune que soi. « Père » Arnolphe, barbon incestueux, et pédophile ? L’hypothèse ne sera ici pas exclue.
Nous savons la légitimité naturelle des textes classiques, leur éternelle jeunesse, leur universalité, indifférente aux modes et faits du jour. Or, il faut bien reconnaître que celui-ci tombe à pic. Il y aurait même, à vrai dire, quelque urgence salutaire à monter aujourd’hui L’École des femmes, à plus fortes raisons devant un public en âge d’être éduqué au respect d’autrui.
Le texte, dans la mise en scène de Stéphane Braunschweig qui le sublime, s’y révèle d’une inquiétante actualité. Sans doute, les extrémismes religieux et les récents scandales de mœurs, et la parole des femmes que ceux-ci ont libérée, ont-ils ravivé à notre mémoire le noir éclat de son discours misogyne. Impossible, en tout cas, d’en entendre résonner les mots sans frémir, ni penser aux femmes (filles, fillettes) enfermées, bâillonnées, interdites de visibilité, tenues à l’écart du monde, et réduites au rang d’êtres subalternes, au service sexuel de l’homme, son « chef, son seigneur, et son maître ».
Modernité et classicisme
De la première à la dernière minute (qui nous réserve une intéressante pirouette), Braunschweig nous offre un spectacle pleinement ancré dans notre époque. Et, comme celui de L’Avare, mis en scène par Ludovic Lagarde en ces mêmes murs du théâtre de l’Odéon au printemps dernier, il convainc, emporte, ravit.
Le dramaturge (et directeur du théâtre) en tire non seulement un excellent parti comique – du moins dans un premier temps, car les rires se crispent progressivement –, mais il en livre également une lecture renouvelée, particulièrement vivante, montrant avec métier que l’œuvre de Molière, créée en 1662, n’a pas fini d’être épuisée.
On appréciera d’autant mieux le traitement moderne de la pièce qu’il ne cède en rien au classicisme du texte. Ce n’est pas parce qu’on joue en costume-cravate, tee-shirt et short en jeans que le vers doit être brutalisé, l’alexandrin malmené. Au contraire. Il semblerait même que Braunschweig ait apporté un soin tout particulier à en faire respecter la musique.
Arnolphe tyran
On a déjà pu admirer Claude Duparfait, comédien-fétiche de Braunschweig, dans le rôle d’Alceste en 2004 (Le Misanthrope) et d’Orgon en 2008 (Le Tartuffe). Il joue ici un Arnolphe fiévreux, soupçonneux, quasi névrosé, à la torture de ses sentiments jaloux et de l’empire qu’il exerce sur sa « chose ».
Comme toutes les grandes figures monomaniaques de Molière, il est malade, et il souffre. Et il fait souffrir les autres. Bourreau et victime à la fois. Rien, ni personne, ne peut le sauver de lui-même. Excepté ce qui nourrit sa propre folie, donc son mal qui n’est pas un remède. Ce mal qu’il trouve à incarner dans la mâle figure d’un jeune gandin, Horace, crâne séducteur d’Agnès, qu’il va faire parler et espionner dans une sorte de jeu longtemps équivoque, douloureux, malsain, masochiste.
Arnolphe est, au début de la pièce, de retour de voyage, et il a hâte de retrouver le trésor qu’il a mis sous cloche. La scénographie (également signée par Braunschweig) s’y révèle d’emblée astucieuse. Un savant jeu de lumières fait apparaître et disparaître une scène compartimentée de parois transparentes. À travers l’une d’elles, s’exhibe une nymphette, au milieu d’un grand lit et du vaste ennui de sa prison de verre.
Agnès libérée
Suzanne Aubert est une formidable Agnès. Jeune, terriblement jeune. Stupéfiante de sensualité inconsciente, de féminité suave à peine sortie de l’enfance, que la présence prédatrice d’Arnolphe menace et fragilise d’autant.
Quelques images d’Agnès, tournées en noir et blanc et projetées sur le haut de la scène, nous la montrent rétrospectivement et hors-champ, assise lascive sur sa couche, caressant son petit chat, une grande paire de ciseaux à la main. La vidéo trouve comme rarement sa place dans le dispositif. Utilisée avec art et parcimonie, elle est une fenêtre ouverte sur l’inconscient du personnage.
Le jeu, délicatement enfantin de la comédienne qui joue à s’étrangler avec un ruban pendant la lecture à deux voix des maximes du mariage, traduit le drame de son destin. Cernée d’un côté par un tyran, que deux valets-matons aident à surveiller, et séduite par un jeune amant frivole, elle fait l’apprentissage d’une féminité qui la condamne d’avance.
À mesure que les nœuds de l’intrigue se resserrent et que les serres d’Arnolphe se rétractent, la scène se vide, et se remplit de toute la folie furieuse de celui-ci. Il ne reste bientôt plus, au milieu de ce désert, qu’un pathétique petit roi nu (au sens propre), nu avec pour seul cache-sexe sa hantise/haine des femmes. Lui, son désir et sa peur du désir, où affleurent déjà quelques coups. Lui, et Agnès qui ne craint plus de lui résister, de dénoncer sa brutale autorité (le viol est suggéré), et de briser ses liens, y compris ceux du bel hymen (arrangé) par lequel les hommes, à l’instigation du père d’Horace, entendent solidement l’attacher à la fin.
Philippe Leclercq
• Du 9 novembre au 29 décembre 2018, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, à Paris. Puis tournée en province.
• Voir également sur ce site la critique de Pascal Caglar.
• Molière dans l’École des lettres.