La danse, cette langue étrangère qui est pourtant notre langue natale
À propos de « Fix me », d’Alban Richard et Arnaud Rebotini
Il y a beaucoup à apprendre des spectacles. Qui a la chance de passer d’un théâtre à un autre d’une scène à une autre, d’un genre à un autre, d’un artiste à un autre accroît son horizon intellectuel comme jamais l’école n’aura pu le réaliser. Ici règnera toujours un certain académisme, là la créativité repoussera toujours l’imaginable. Ici on apprend des normes, ce qu’il faut savoir, ce qu’il faut aimer, là on apprend des transgressions, ce qu’on peut oser, ce qu’on peut rechercher.
La danse est l’un de ces genres chargés d’idées reçues, que l’on croit réservé à des initiés, des connaisseurs, et qui s’adressent à tous, dans la langue de tous, cette langue natale qui nous est devenue langue étrangère : la langue du corps.
Le dernier spectacle d’Alban Richard, directeur du Centre chorégraphique national de Caen, Fix me, depuis l’automne en tournée en province et actuellement au Théâtre de Chaillot, aborde cette question des discours du corps et en propose comme l’initiation. Partant de paroles enregistrées de manière cacophonique, quatre danseurs, trois femmes et un homme, prennent le relais de ces voix confuses, leurs corps semblant épouser ces bribes de discours et exprimer peu à peu en leur langue propre des revendications de la vie contemporaine. Les gestes quotidiens, les corps familiers deviennent insensiblement des corps dansés, expressifs, intarissables, énergiques.
Le compositeur Arnaud Rebotini, bien connu des amateurs de techno et célèbre pour la musique du film 120 battements par minute, présent sur scène avec ses synthétiseurs et claviers crée une ambiance sonore captivante poussant les danseurs à la réaction, chacun d’eux assemblant sa tribune de cartons depuis laquelle comme un orateur, de son corps éloquent il semble interpeller le spectateur.
L’usure des mots, le tintamarre des paroles ne peut être rénové que par le langage du corps. Revenir à sa capacité à dire, sentir, bousculer, est sans doute une quête ancienne et nostalgique. Le XVIIIe siècle par la voix de Rousseau ou Diderot avait bien rappelé les potentialités oubliées du corps. Plus qu’aucune autre époque notre temps restaure le lien entre le corps et l’expression, le langage émotionnel.
Fix me signifie : répare moi/soigne moi. Cette invitation passe par une réhabilitation du corps. Le spectacle est comme une occasion de rattraper le temps perdu, une revanche des corps mal représentés par la parole humaine et que chaque danseur pousse à se lâcher, tandis que le spectateur se demande si cette langue étrange n’est pas obscurément la sienne.
Si la danse n’a pas une place bien assurée à l’école, si le corps ne semble avoir droit qu’à l’expression sportive, il faut des spectacles comme Fix me pour lui restituer sa véritable fonction d’expression et de communication à égalité avec les langues étrangères. Dans l’éducation idéale, la danse ne devrait pas être la dernière des options.
Qui s’étonnera que, compte tenu d’une telle relégation scolaire, la danse peine à attirer le public, loin derrière les grands modes d’expressions culturelles? Seuls 8 % des Français vont au moins une fois voir un spectacle de danse dans une année selon le rapport 2008 du ministère de la Culture, contre 19 % au théâtre. Une fois encore, les professeurs, par leurs initiatives, leurs goûts ou leurs formations sont les plus à même d’amener toujours plus de jeunes à découvrir les formes de liberté que réserve l’art, et notamment la danse.
Pascal Caglar
• Théâtre national de Chaillot, jusqu’au 2 février 2019.
• Vidéo.