« L’Adieu à la nuit », d’André Téchiné
À côté des conflits familiaux, le motif de la transition juvénile traverse une bonne part de l’œuvre d’André Téchiné. Des Roseaux sauvages (1994) à Quand on a 17 ans (2016), le réalisateur en a exploré les ressorts, les troubles et les ivresses, les rêves et les violences.
Le déchirement de l’intime, fragile moment où tout bascule et verse progressivement dans l’après, est sans nul doute ce qui caractérise le mieux son travail sur la jeunesse. La découverte du corps et l’éveil à la sexualité imprègnent son cinéma d’un sensualisme animal, partagé entre l’ombre et la lumière des sentiments, les gestes instinctifs et l’élan vers la douceur. Les décors, la nature et ses éléments, y jouent un rôle de prime importance.
C’est encore le cas dans son nouveau long-métrage de fiction, vingt-troisième de sa carrière et le plus stimulant depuis longtemps, L’Adieu à la nuit. Sauf que la nature, pourtant omniprésente, est cette fois ignorée des jeunes protagonistes, et la sensualité absente de leur existence. Et pour cause, ils – Alex (Kacey Mottet Klein) et Lila (Oulaya Amamra) – ont décidé de se livrer au jihad.
Funeste présage
Avant de s’envoler pour le Canada, Alex vient passer quelques jours chez sa grand-mère Muriel (Catherine Deneuve), dans sa vaste propriété du sud-est partagée en centre équestre et cerisaie. La joie de cette dernière est cependant de courte durée. Son petit-fils, converti à l’islam, se montre distant, nerveux, hostile. Avertie de sa duplicité, Muriel finit par découvrir sa radicalisation et ses projets de départ pour la Turquie aux côtés de sa compagne Lila…
L’histoire débute au premier jour du printemps 2015. L’attentat de Charlie hebdo (7 janvier) est encore dans toutes les têtes, l’effet de sidération toujours vivace. L’une des toutes premières images du film – une éclipse totale du soleil – en rappelle le triste souvenir et dénonce les ténèbres qui se sont abattues sur terre et dans les esprits. Le jour est littéralement sombre, à l’opposé de l’esprit des Lumières. À Muriel qui tourne son regard vers l’éclipse (de nouveaux et funestes présages), son vieil associé maghrébin Youssef la prévient du risque de se brûler les yeux…
Comportement hostile et fuyant
Quand il débarque chez sa grand-mère, le jeune Alex, déjà largement aveuglé pour sa part, en est à l’ultime étape de son embrigadement religieux. Le processus qui l’a mené à cet état n’est ici qu’esquissé. Quelques plans, où l’on voit le personnage en consultation de sites islamistes, suffisent à dire la nocivité de l’Internet, les mauvaises rencontres, les faux prophètes… Le zèle avec lequel il accomplit les gestes rituels de la prière trahit le nouveau converti et son degré de détermination.
Soucieux d’éviter l’écueil sociologique, Téchiné s’intéresse davantage aux réactions de l’entourage, en l’occurrence la grand-mère du héros, dont il ausculte la stupeur première, les craintes, la résistance, et enfin l’impuissance à combattre le fanatisme de son petit-fils. Il s’interroge sur les moyens à déployer, le discours à tenir, le comportement à adopter. Et dresse, ce faisant, le portrait d’un étranger à sa propre famille, un être déjà parti, qui se rêve autre, dans un ailleurs inconnu où l’on ne parle pas la même langue.
Le cinéaste nous indique d’abord que la « prise » sur Alex est difficile, son approche, par son aïeule qui l’a élevé et dont il était pourtant si proche, délicate. Le garçon est méfiant. L’œil farouche, il se défie en permanence de la curiosité (pourtant timide) de Muriel. Il esquive les questions, refuse toute espèce de dialogue avec elle, prompt à s’enfermer dans sa chambre et ses pensées belliqueuses. Les silences qu’il oppose à sa grand-mère sont des remparts au doute, à ses propres certitudes. Son attitude rétive interdit l’échange, la circulation des idées contradictoires. Ses seuls contacts sont réservés à sa compagne Lila et à une poignée d’islamistes tels que Bilal, le recruteur-formateur qui rejoindra bientôt le couple pour l’acheminer via la Turquie vers le feu syrien du jihad.
Conflit moral et séquestration
Le moteur de l’action échappe longtemps à Muriel, qui peine d’autant plus à maintenir l’équilibre du récit qu’il lui est longtemps dissimulé. Alex avance masqué ; il lui ment en permanence et la vole (de six mille euros) pour contribuer à « sa » guerre sainte.
Alertée, la grand-mère se souviendra d’un jihadiste repenti, Fouad, qui, après un séjour en Syrie et une peine de prison en France, avait vainement sollicité un emploi en guise de réinsertion dans son exploitation fruitière. Elle fait appel à lui pour édifier et convaincre son petit-fils de sa folie, de son erreur, de sa mort prochaine. Avec Fouad, résonnent alors bientôt les voix du livre-enquête de David Thomson (Les Français jihadistes, éd. Les Arènes) qui a servi à documenter le scénario de L’Adieu à la nuit.
Cette piste par la preuve, l’expérience et la désillusion, ne mène hélas à rien, et son échec conduit Muriel à trancher (une première fois) son conflit moral en enfermant son petit-fils dans les écuries. La séquestration contre la possibilité de (se) tuer…
La radicalité de son geste exprime l’ampleur de son désarroi. Elle entérine la rupture du lien (familial) et l’incapacité de Muriel à pacifier l’esprit d’Alex. Elle est l’aveu d’une double trahison (envers elle-même et son petit-fils), et l’expression d’une faillite du dialogue qui répond à l’extrémisme de l’apprenti-jihadiste par une condamnation (sorte d’incarcération préventive) dont les limites apparaissent rapidement. Prisonnier, Alex ne renonce pas. Bien, au contraire. La crise culmine et le mur d’incompréhension prend la forme d’une porte à travers les barreaux de laquelle Alex, possédé d’un « désir furieux de sacrifice », continue de porter des regards, l’œil attiré par le franchissement de la frontière honnie et l’espoir d’un nouvel enracinement.
Absence des parents
Le scénario de L’Adieu à la nuit suit un prudent tracé dramaturgique, évitant la simplification ou la caricature. La jeune Lila apparaît ici comme l’élément actif (qui appelle au terrorisme sur Internet), l’agent d’une manipulation qui a participé à la radicalisation d’Alex. Et, en contrepoint de ce dernier, issu d’un milieu bourgeois loin des « quartiers », il y a Youssef, le vieux maghrébin aussi peu confit de religion que son associée Muriel.
La ligne de fracture, s’il en fallait une, se trouve chez Alex sur le terrain affectif, miné par l’absence des parents. La mère, décédée, et le père, exilé en Guadeloupe, constituent un possible espace de troubles, une lacune propice au déséquilibre, à l’obscur besoin d’appartenance loin des siens supposés.
Pour autant, l’ex-étudiant en médecine entré en religion pour semer la mort n’en a pas fini (n’en aura jamais fini) avec eux. Tout en rejetant son père (qui l’a invité chez lui), Alex continue à rechercher les traces de sa mère défunte (la photo qu’il emporte avec lui).
Regard aveugle
Pour Muriel, qui échoue à sauver son petit-fils sans le secours des autorités, l’appel final à la police, après qu’Alex s’est enfui des écuries, s’apparente à un acte de dénonciation. Acte certes salvateur, mais à la portée douloureusement délatrice, qui mène à l’arrestation d’Alex, en route avec Lila et Bilal vers l’aéroport de Barcelone.
En le sauvegardant d’une mort probable en Syrie (et en épargnant également des vies), Muriel ne le sauve qu’à demi de lui-même. Incarcéré, Alex demeure cloîtré dans ses convictions et refuse tout contact avec sa grand-mère qui, de son côté, se mure dans le silence de la dépression.
Sans être un échec, la démarche qu’elle a entreprise est à ses yeux un combat perdu (à demi) face à la cécité qui frappe son petit-fils, une défaite dans l’entreprise de lui faire entendre raison, de lui redonner le goût d’exister et de voir le monde qui l’entoure. Et d’en apprécier les beautés – la présence élémentaire.
Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici. D’un contact rompu, d’un regard perdu pour soi et les autres, pour la nature et les êtres que l’aspirant-jihadiste ne sait plus voir, dont il ne sait plus jouir, dont il s’est coupé. Alex est un être de l’interdit, du refus de vivre. Lui, qui professe que seule compte la vie après la mort, est un mort pour les vivants, un vivant porteur de mort dont il fait planer, avec ses funestes acolytes, le spectre dans le cadre lumineux de la campagne du sud-est.
Sans porter de jugement, Téchiné a fait le choix subtil d’une mise en scène opposant la sécheresse d’un discours à la sensualité du décor printanier pour cerner ses personnages. La cerisaie en fleurs, qu’Alex ne regarde jamais, lui sert seule à se cacher pour prier. Le jeune homme fuit la lumière du soleil, lui préférant l’ombre de sa chambre et de ses pensées tristes. Il est indifférent à l’espace, aveugle aux êtres et même à l’imposture des islamistes qu’il fréquente (Bilal).
Et Lila n’est au fond jamais une compagne à ses côtés, plutôt une complice dévouée à sa cause (auto-)destructrice. Jamais Alex ne l’embrasse, y compris après son mariage que des islamistes du Net lui ont organisé. Bloqué face à la jeune femme, il ne peut passer à l’acte et consommer sa nuit de noces. Le ralenti du baiser est alors une hypothèse de cinéma que Téchiné oppose, ou propose, à son propre personnage comme acte de réconciliation avec le corps, lui-même, l’amour, la joie et le monde.
Philippe Leclercq