« Dieu existe, son nom est Petrunya », de Teona Strugar Mitevska
Il est des films dont l’économie dramatique est inversement proportionnelle à l’intensité qu’elle génère. La modestie des moyens mis en œuvre conduit à un heureux resserrement de l’intrigue, interdisant toute ligne de fuite inutile.
Dieu existe, son nom est Petrunya, cinquième long-métrage de Teona Strugar Mitevska, une cinéaste macédonienne méconnue en France, est de ceux-là. En l’occurrence, son film s’appuie sur une contextualisation simple, efficace, inspirée de la règle des trois unités.
Petrunya, femme blasphématoire
L’action se déroule à Stip, petite ville de l’ex-république yougoslave. Comme chaque hiver, se déroule une procession religieuse au terme de laquelle le pope de la paroisse jette une petite croix en bois dans une rivière glacée où plongent des dizaines d’hommes. Bonheur et prospérité sont alors promis à qui saura la retrouver. Or, ce jour-là, Petrunya, une jeune trentenaire qui passait à proximité, se jette à l’eau sur un coup de tête et s’empare du précieux objet, provoquant l’ire des hommes qui crient au blasphème. Une journaliste de télévision se rend immédiatement sur place…
Une journée, quelques décors, une naissance (celle d’une femme à elle-même). C’est un petit théâtre à l’antique qui se joue dans ce coin perdu des Balkans, prisonnier de montagnes revêches comme les hommes auxquels le rite de la croix est exclusivement réservé.
La puissante autorité des hommes
Parce qu’elle a cédé à une joyeuse impulsion, voilà Petrunya victime de la haine de sa communauté, projetée dans un conflit grotesque qui l’oppose bientôt à la triple loi de l’Église, de l’État et de sa famille. Son geste, mû par sa seule innocence et le goût du jeu, n’est selon elle pas condamnable. Elle a agi sans esprit profane ni désir de transgression. Son acte est pur, et doit être perçu comme tel. La question du sexe et de l’interdit frappant les femmes sont à ses yeux parfaitement subsidiaires. Petrunya n’en fait d’ailleurs pas un principe opposé à la loi des hommes.
Féministe sans le savoir, Petrunya ne défend aucune cause que celle qui la définit comme un élément de résistance et de modernité face aux archaïsmes de la société traditionnelle et religieuse. Elle est convaincue de son « bon » droit, un droit naturel qui la situe au-delà des limites imposées par les hommes au service de leur propre pouvoir. La jeune femme se heurte donc à l’esprit d’un patriarcat, écrasé par le poids des traditions et fermé du verrou de la religion et des superstitions. Elle affronte une meute d’hommes jeunes et grossiers, tristes gardiens d’un monde qu’ils perpétuent aveuglément, par tradition, par habitude, par atavisme. Par peur de se voir dépossédés d’une autorité qui les protège de l’émancipation des femmes.
Le pouvoir de la résistance
La pression populaire est forte. L’homme de religion « doit » condamner Petrunya, les policiers l’enfermer. Sa mère la rejette, et lui conteste la liberté de nuire aux règles antiques auxquelles elle croit et se soumet depuis toujours, et qu’elle défend avec toute la virulence de son éducation rétrograde. La mère, aussi peu capable de se remettre en question que les petits potentats locaux, s’oppose au vent de modernité que sa fille fait souffler sur les vieux esprits. L’accepter serait renier ses valeurs et abandonner tous ses repères.
Face à cela, comme Antigone devant Créon, Petrunya rivalise de patience, résiste, se récrie. Elle se dresse seule face à la loi du pouvoir viril. Son opiniâtreté gagne peu à peu les autres à son désir de reconnaissance. Le policier, le pope, et sa mère aussi. Tous, ébranlés dans leurs certitudes à l’exception des hommes (jeunes pour la plupart), admettent la possibilité du changement, d’un progrès social et religieux dans lequel le féminin aurait sa place. La pugnacité et l’abnégation de l’honnête jeune femme font vaciller les murs de la cité.
Surprise elle-même par la petite révolution morale qu’elle provoque, Petrunya naît à sa propre conscience. Elle découvre son identité féminine – son pouvoir, sa force –, heureuse du sillon qu’elle a creusé et de la place qu’elle a gagnée. Sa voix aura été entendue et amplifiée, médiatisée par la journaliste, coryphée moderne et contrepoint féminin du drame, qui, en redoublant le geste de la cinéaste, brosse un lumineux portrait de femme courageuse face à l’obscurantisme de la société des hommes.
Philippe Leclercq