« Gloria Bell », de Sebastián Lelio
1er mai : Fête du travail… et des femmes au cinéma.
Sortaient ce mercredi-là sur les écrans rien moins que cinq longs-métrages dont le héros est une héroïne : Alice T. de Radu Muntean, Dieu existe, son nom est Petrunya de Teona Strugar Mitevska (lire également la critique), Her Job de Nikos Labôt, Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, et Gloria Bell de Sebastián Lelio.
Femmes de tous horizons
Que tous ces films sortent le même jour n’est pas un hasard (que celui d’une distribution insoucieuse de la concurrence tant les thématiques abordées divergent). Les premiers rôles féminins sont depuis quelques temps nombreux sur les écrans et leur représentation témoigne des préoccupations de l’époque. On serait bien sûr tenté d’y voir les effets conjugués des lointains combats féministes, de la récente tourmente libératoire #MeToo et des efforts de parité des politiques publiques. Des effets, aux causes certainement plus profondes, et auxquels le cinéma – international, soulignons – semble en tout cas désireux d’apporter sa contribution. Car, ce n’est pas tant le nombre des œuvres qui étonne que la multiplicité de leur pays d’origine.
Provenant d’horizons différents, ces films (roumain, macédonien, grec, français, américano-chilien) brossent à leur manière, et selon des enjeux variés, des portraits de femmes dont le caractère en impose doucement à leur entourage. Âgées ici entre 16 et 58 ans, toutes sont résolues (ou le deviennent) à faire valoir leur autorité et à redessiner les contours d’une morale qui les oblige. Aucune n’entend renoncer à la part d’existence et de liberté qui lui appartient, et qui la définit. D’elles toutes, se dégage une force que la diversité des milieux explorés dans ces films rend inédite, et ce d’autant que les hommes y apparaissent partout déficients – absents, brutaux ou grotesques.
Gloria, femme admirable
Remake de son propre long-métrage, Gloria, sorti en 2013, Gloria Bell, du jeune prodige chilien passé aux États-Unis, Sebastián Lelio, aurait pu également prendre le titre de son avant-dernier film, Une femme fantastique (Oscar du meilleur film étranger en 2018), tant l’héroïne éponyme y apparaît formidable.
Quasi soixantenaire, Gloria Bell (Julianne Moore) est une Californienne divorcée, parfaitement intégrée, qui, dans le mitan de son âge, s’efforce de préserver son fragile équilibre entre sa féminité épanouie, les premiers signes du vieillissement et le spectre d’une solitude grandissante. Hors ses heures de travail dans une compagnie d’assurances, Gloria voit (un peu) sa famille, prend un verre avec une amie. Et fait parfois une rencontre dans les clubs de danse qu’elle fréquente assidûment. Une rencontre comme celle d’Arnold (John Turturro), lui aussi danseur et prétendument divorcé…
Dissipons d’emblée le malentendu. Gloria Bell n’a rien à voir avec cette part du cinéma français, presque un sous-genre en vogue désormais, qui offre à ses actrices aussi célèbres qu’âgées de vivre une ultime poussée de jeunesse (conséquence du jeunisme et de l’outing ambiants ?). Où il est souvent question de briser les codes et les interdits de leur milieu (bourgeois !), de braver le qu’en-dira-t-on avant qu’il ne soit trop tard… La belle affaire.
Glorieuse victoire
Gloria Bell ne cherche pas, quant à elle, à fuir un âge qui saurait toujours la rattraper par le pan du ridicule ou du pathétique. Elle n’est en quête d’aucune excentricité ni d’expérience destinée à combattre par un fou (faux) frisson l’ennui du quotidien. Femme seule, elle est une mère exemplaire et une excellente amie. Simplement. Toujours souriante, malgré les petites cruautés de l’existence. Gloria s’accroche, comme on dit. Elle tient bon, même quand sa grande fille lui annonce qu’elle part vivre en Suède ou que les vicissitudes du jeune couple de son fils la tiennent éloignée de ce dernier.
À près de soixante ans, Gloria est une femme forte, qui sait ses faiblesses. Elle est indépendante, et pleine d’une énergie qu’elle puise dans la danse, et les tubes des années 80 qu’elle reprend à tue-tête au volant de sa voiture. Leurs paroles parlent de romance, du désir d’amour, d’amour déçu. De sa propre vie sentimentale en somme, ainsi mise en abyme, et à distance comme le mystérieux chat sans poils qui s’introduit régulièrement chez elle et qu’elle doit attraper (avec dégoût) pour le remettre à la porte – belle métaphore de déni de la laideur (de l’existence) comme moyen de conservation…
Sa sensualité inassouvie passe donc par la danse, par le besoin d’un corps à corps avec la musique, prélude à de rares nuits d’amour comme celle qu’elle passe avec Arnold. Arnold, l’ancien obèse, qui a lui aussi une ancienne vie dont il ne s’est pas tout à fait délesté… Qu’importe, Gloria est charmée, flattée même de sa gentillesse et de sa douceur hésitante. Et avec une bonne dose d’orgueil et de mauvaise foi, elle décide de croire aux déclarations d’amour boursouflé de son nouvel amant. Les yeux grands ouverts, elle veut rêver. Elle en prend le risque, et dédaigne les failles, ignore les zones d’ombres, finit par accepter la muflerie d’Arnold lors d’un dîner de présentation à sa propre famille…
Mais, par-delà les petites lâchetés et compromis consentis par son héroïne, le film de Sebastián Lelio fait l’éloge de la détermination d’une femme à ne pas céder au chantage des sentiments d’un homme. Gloria se déclare femme fière. Et digne. Démasqué, l’imposteur est évincé, ses sollicitations repoussées. Enfin, pour prix de son combat face à ses propres désirs, Gloria regagne son intégrité, sa glorieuse indépendance.
L’actrice Julianne Moore est une Gloria victorieuse, magnifique. Elle illumine son personnage de l’intérieur et lui prête les traits d’une humaine et bouleversante beauté. Simple et délicate.
Philippe Leclercq