« Les Hirondelles de Kaboul », de Zabou Breitman et Eléa Gobbé-Mévellec
On peut s’étonner que le sinistrement célèbre régime des talibans (pluriel de taleb, « étudiant en théologie ») suscite presque autant d’images d’animation que d’images de films « traditionnels ». Est-ce à dire que la réalité montrée par le cinéma est à ce point insoutenable qu’il faille en adoucir la figuration ?
Doit-on voir là un désir, ou un besoin, de toucher un public plus large, plus jeune – un public à éduquer ? Ou encore une difficulté de la représentation que seul un metteur en scène afghan serait en mesure d’aborder avec légitimité et justesse, comme le fit notamment Siddiq Barmak en 2003 avec son déchirant Osama (film tourné avec des comédiens non-professionnels qui, signalons-le, figure toujours au programme de « Collège au cinéma », tous niveaux confondus) ?
Quoi qu’il en soit, après l’admirable Parvana, une enfance en Afghanistan de l’Irlandaise Nora Twomey, sorti début 2018 et reprenant pour partie la trame d’Osama, c’est au tour du cinéma d’animation, hexagonal cette fois, de s’intéresser au règne des talibans qui, souvenons-nous, soumirent la quasi-totalité de l’Afghanistan à un islam (sunnite) ultra-orthodoxe entre 1996 et 2001.
La charia appliquée aux femmes
Les femmes, alors réduites à l’invisibilité par la stricte application de la charia (droit musulman), en furent les premières victimes. Contraintes d’endosser la burqa (ou tchadri), elles étaient notamment interdites de travail et ne pouvaient circuler librement dans l’espace public sans être accompagnées de leur mari ou d’un mahram (tout homme de la famille servant de « tuteur »). Tout contact direct avec les commerçants était proscrit, et parler à un homme autre que le mahram prohibé. Entre autres règles iniques, il leur était également refusé de rire en public, de se maquiller, de marcher avec des talons hauts ou d’être chaussées de souliers blancs (afin d’éviter, selon la loi, d’attirer l’attention des hommes sur elles). Se promener les chevilles dénudées était passible de coups de fouet, et l’adultère ou le meurtre sanctionnés par la lapidation…
Destins croisés
C’est dans cet enfer fondamentaliste, en pleine capitale afghane de la fin des années 1990, que se situe l’action des Hirondelles de Kaboul, un dessin animé librement adapté du roman homonyme de Yasmina Khadra (2002), et mis en images par l’actrice-réalisatrice Zabou Breitman et l’animatrice Eléa Gobbé-Mévellec.
Kaboul, donc, où deux destins, deux couples se croisent et tentent de trouver des raisons de vivre sous la férule militaro-religieuse des talibans. Le premier, entre deux âges, réunit Atiq, un ancien moudjahid, et sa femme Mussarat, le second, deux étudiants (privés d’études), Moshen et Zunaira. Défiant les lois, ces derniers s’aiment en cachette jusqu’au jour où un tragique accident, survenu au cours d’une banale querelle d’amoureux, envoie Zunaira dans la prison des femmes gardée par Atiq. Vite pris de doutes sur la culpabilité de sa nouvelle captive, celui-ci mûrit un plan, avec la complicité sacrificielle de son épouse (elle-même condamnée par une maladie qui la ronge), pour libérer Zunaira…
Territoire de la haine
À climat hostile, esthétique fébrile. Les Hirondelles de Kaboul est servi par un dessin aquarellé d’une étroite palette aux tons délavés. La poussière, les brumes de chaleur et la lumière du soleil estompent les contours, effacent les fonds, diluent les contrastes comme la propagande et la peur brouillent les consciences. Tout n’est ici que misère, haine et chaos. Le désordre des couleurs approximatives répond aux ruines du décor urbain, stigmates de presque vingt années de conflit contre les Russes (1978-1989) et de guerres civiles (1989-1996).
Passé et présent se confondent dans une égale laideur, comme un écho de la même fureur. La douceur, l’amour, la liberté, même l’espoir se meurent. Les hirondelles sont prises pour cible par les fusils des miliciens désœuvrés. Les stades ne servent plus qu’aux exécutions publiques ; les enfants ne connaissent plus le chemin de l’école et errent à demi sauvages dans les rues. Plus de femmes nulle part, des fantômes partout. Les talibans rôdent, épient, menacent, quadrillent l’espace et inventent un nouveau territoire. La ville est une prison à ciel ouvert. Même les esprits les plus clairvoyants sont menacés d’aveuglement, comme Moshen qui, dans un instant d’inattention, s’oublie, s’emporte, s’abaisse à ramasser une pierre et vise avec les autres, enfants compris, la frêle silhouette en bleu qui bientôt s’affaisse et s’empourpre par endroits…
Visage humain
Le récit des Hirondelles de Kaboul est simple, rapide, efficace. Soucieux d’une volonté non feinte d’édifier. La trajectoire des deux héros masculins s’inverse dans un mouvement contradictoire. Le jeune Moshen, pourtant irreligieux, amant illicite, sensible et éduqué, vacille soudain, s’égare et semble proche de se renier.
Nul ne peut se prévaloir de son jugement ni de son courage face à la meute, nous dit le message. Toutes et tous, sous la terreur et l’oppression, peuvent abandonner le continent de l’humanité et sombrer.
À l’opposé, Atiq le geôlier, touché par la grâce (féminine), trouve le moyen d’en regagner les rives au prix d’un âpre combat en son âme et son cœur. L’ancien combattant islamiste, acquis à la cause talibane, recouvre progressivement sa lucidité qui le sauve de la barbarie, qui sauve la vie de Zunaira.
Devoir de pédagogie
La mise en scène des Hirondelles de Kaboul épouse le clivage dramaturgique mis en place dès le début. Sans surprise, elle conduit à la condamnation du régime des talibans (une bande d’imposteurs, criminels et pervers), face à de jeunes héros, avides de culture et de liberté auxquels le public occidental sera prompt à s’identifier. La cause est entendue, et quelques belles séquences graphiques, porteuses d’une symbolique forte, soutiennent le projet humaniste : la caméra, placée sous la burqa de Zunaira, métaphorise l’enfermement quotidien auquel les femmes sont soumises ; un fondu enchaîné sur la façade d’un cinéma d’où sortent des spectateurs heureux passe des lumières colorées du passé aux ruines du présent obscurantiste ; un mur révélant des dessins de Zunaira et de son autoportrait en tenue d’Ève, comme éloge de l’amour et de la sensualité, fait (définitivement) écran aux yeux d’Atiq à la violente intolérance des talibans.
Si les enjeux des Hirondelles de Kaboul sont louables, la démonstration évidemment nécessaire, on regrettera cependant que l’animation, ici toute entière au service d’un récit un brin tautologique, trouve parfois sa légitimité dans son seul devoir de pédagogie.
Philippe Leclercq