« Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours », de Gérard Noiriel
Déconstruire les mots (maux) de la domination
Gérard Noiriel est aujourd’hui l’un des historiens les plus engagés sur le terrain de la démocratisation du savoir et du débat civique. Dans la lignée des courants humanistes, des héritages de Marc Bloch ou de Michel Foucault, démocratie et citoyenneté critique passent selon lui par l’étude des enjeux de pouvoir autour précisément de la connaissance et des discours qui disent l’autre et le vivre-ensemble.
Des enjeux de l’immigration en France, de l’identité nationale ou des lois mémorielles, le socio-historien (qui vise à interroger les relations de pouvoir entre groupes et individus et les catégories de pensée comme la Nation, l’opinion publique, qui ont une histoire), déconstruit les idées reçues, les discours convenus et l’étroitesse conceptuelle des politiques comme celle de certains de ses collègues historiens, trop aveuglés par le rôle d’expert qui leur est aujourd’hui accolé.
Une vulgarisation salutaire du savoir critique
L’ouvrage de 800 pages [1], sans note infrapaginale mais truffé de références aux recherches les plus pointues, peut être abordé par le plus grand nombre. Il propose en effet une vulgarisation salutaire du savoir critique autour d’une histoire subjective et assumée comme telle de la France, depuis l’installation de la monarchie et l’essor du peuple comme figure politique, jusqu’à l’élection d’Emmanuel Macron.
Gérard Noiriel revendique un parcours atypique de « miraculé social » (Pierre Bourdieu) qui l’a conduit, instituteur remplaçant dans les Vosges à l’École des hautes études en sciences sociales (ÉHÉSS). Il aime à rappeler cet héritage populaire et les lectures et intellectuels qui ont marqué sa formation (Marc Bloch par exemple, dont il rappelle encore une fois dans l’introduction de cette histoire populaire l’importance comme historien engagé dans son temps). L’historien revendique aussi pleinement les vertus civiques de l’histoire et de son livre, fruit de ses années de réflexion sur le thème de la domination. Quels ont été et quels sont les ressorts des relations de pouvoir entre dominants et dominés au cours des siècles ?
Comment l’État a-t-il imposé sa marque au peuple et comment, dans ce cadre, les luttes entre les catégories sociales et à l’intérieur de celles-ci se sont-elles développées – en métropole, dans les colonies, dans les ateliers de la proto-industrialisation, dans les tranchées de la Grande Guerre ou les usines des années 1930 ? Il ne s’agit tant pas ici de proposer une lecture marxiste de l’histoire (bien que Noiriel ne cache pas ses rapports avec cette philosophie politique aujourd’hui en déshérence), mais de comprendre mieux pourquoi les dominants ont su dominer, de découvrir les processus, les vecteurs (crises économiques, pression fiscales ou démographiques), les moments de tension et de tentatives de renversement des pouvoirs ou groupes de domination.
« Pour moi, le “populaire” ne se confond pas avec les “classes populaires”. L’identité collective des classes populaires a été en partie fabriquée par les dominants et, inversement, les formes de résistance développées au cours du temps par “ceux d’en bas” ont joué un rôle majeur dans les bouleversements de notre histoire commune. » (Introduction.)
Gérard Noiriel, à l’image d’Howard Zinn [2] et de Michelle Zancarini-Fournel [3] dont il revendique la filiation d’histoire sociale « par le bas », choisit de s’appuyer sur les vaincus : ce « peuple » ou ce « populaire » si souvent convoqué au tribunal des violences, révolutions et soulèvements. En cela, ce livre d’histoire a aussi été écrit en rapport étroit avec notre actualité.
De quel peuple s’agit-il ?
Au-delà de la qualité historique de l’ouvrage qui balaye plusieurs siècles d’histoire de France, de la guerre de Cent Ans à aujourd’hui, on trouvera surtout une archéologie (pour reprendre la sémantique de Michel Foucault) inédite et jubilatoire de ce « peuple », du « populaire », par ceux qui s’en sont réclamés comme par ceux qui le définissent le plus souvent péjorativement.
Le socio-historien nous invite à la critique du discours dominant : « ne pas reprendre à son compte le vocabulaire que les acteurs de l’époque ont imposée ». Il milite pour nous « soustraire à la manie du jugement ». Noiriel choisit donc le temps long des soulèvements et réactions populaires pour mieux faire ressurgir ce qui a fait la France. Le peuple paysan d’abord, intégré au XIIIe siècle sur fond de développement des échanges, subit la pression fiscale d’un royaume qui s’impose au moment d’une crise économique qui aggrave la misère des masses au XIVe siècle. C’est dans ce contexte que naît le « peuple français » dans l’espace et le discours politique. Le développement de l’écrit, par le biais des livres et billets, assure la domination à distance d’un peuple rural et urbain privé d’enseignement. Les résistances des dominés mobilisés contre les dominants dont on voit évoluer la nature (aristocratie, bourgeoisie lettrée puis entrepreneuriale) conduit parfois, quand les soulèvements réussissent, à des renversements qui sont autant d’épisodes révolutionnaires. La construction de la citoyenneté républicaine ou de la République sociale sont autant de jalons dans cette lutte pour l’émergence du peuple acteur.
Dans ce rapport de puissance entre dominant et dominé, le moment de la Révolution apparaît central, « période fondatrice entre 1789 et 1792, qui cristallise l’implication du peuple dans la démocratie et l’appropriation collective d’outils de lutte politique », comme le souligne l’historien. Il s’étonne que « l’invention de la citoyenneté » révolutionnaire n’ait pas conduit à « la question de la nationalité » (p. 245). En parallèle, la Révolution mit fin à l’entrave des communautés et pouvoirs intermédiaires :
« Les sujets du royaume devinrent donc des citoyens égaux en droit et ceux-ci formèrent collectivement la nation. »
Il raconte le rôle fécond des femmes et les tentatives extrêmes d’émancipation politique, rattrapées par la guerre et l’exaltation de la virilité par les sans-culottes qui écartent (durablement) les femmes de l’espace public. Le jeu des alliances et du système politique fut profitable au peuple :
« La politisation des classes populaires se développa en réaction contre la domination des élites, et contribua ainsi à les transformer. »
La Révolution aurait pu correspondre à un temps de basculement dans le rapport dominant/dominé en consacrant l’égalité comme principe fondamental devant la démocratie libérale, la propriété et l’économie libérale. Noiriel se concentre aussi sur le sort des esclaves dans les colonies pour élargir notre panorama des attentes populaires (un très beau chapitre fécond sur les « Codes Noirs » incluant la question raciale dans la complexe émancipation populaire). Le coup d’État de Bonaparte et le sacre qui suivit consacre la fin de la démocratie électorale, renvoyant le peuple au champ, bientôt à l’usine ; les femmes au foyer ; le triomphe de l’armée (la Grande) et le militaire sur le citoyen.
Mais les ferments du libéralisme étaient en germe, et la « restauration » monarchique du premier XIXe siècle ne put survivre à son développement. « Une fois de plus, ce fut pourtant les bourgeois qui tirèrent les marrons du feu », souligne Noiriel (p. 287). Face à la tension égalitaire, les rapports de force se poursuivent qui expliquent les révoltes des canuts lyonnais dans les années 1830 (entre le monde des ouvriers, hétérogène mais solidaire, et celui des marchands/négociants). Elles ouvrent l’ère du prolétariat, présenté comme barbare et dangereux pour l’ordre social. Il perpétue finalement des clivages entre le peuple et « ses » élites, introduisant la peur de l’invasion et durablement ce que l’on appelle la « question sociale ».
Cette dernière est consacrée par « l’irruption de la parole populaire dans l’espace public » et par la découverte d’une classe sociale, notamment grâce à l’appropriation par une petite élite dont elle fut issue, des outils : journaux, lettres, etc. Du côté de la définition du populaire, le XIXe siècle fut celui du développement de l’idée nationale et de la nationalité, fondée sur « l’appartenance à la nation ». L’écrit, utilisé pour l’enregistrement des identités, devient un redoutable moyen pour fixer les populations sur un territoire. La question sociale se double alors de la question des migrations au prisme des « nationalités » qui consacre un nouveau paradigme de l’étranger. Réforme et conservatisme, égalité et liberté, ouverture et sclérose nationaliste orientent alors, dans un XXe siècle de tensions, les clivages français, sous pression de l’Europe et du monde.
La République installée rompt en fait avec le peuple selon Noiriel :
« Dignes héritières de la philosophie des Lumières, les élites républicaines expliquèrent le soutien que les paysans apportèrent au Second Empire en invoquant leur “aliénation”. Depuis cette période, jusqu’à aujourd’hui, à chaque fois que le “peuple” ne s’est pas comporté comme le souhaitaient ceux qui parlaient en son nom, le même argument a été utilisé, comme un vieux réflexe bien rodé » (p. 332).
Le peuple paysan devient peu à peu le peuple ouvrier (chapitre VII : Chapeau bas devant la casquette) sans perdre cette représentation d’un danger pour les classes dominantes, malgré l’essor de la figure de l’intellectuel qui tente non sans la difficulté des déterminismes (avec comme paroxysme les années 1960-1970) de souligner l’inanité (et le danger politique et sociale) de ces catégorisations :
« En 1841, dans son discours de réception à l’Académie française, Victor Hugo avait évoqué la “populace” pour désigner le peuple des quartiers pauvres de Paris. Vinçard ayant vigoureusement protesté dans un article de La Ruche populaire, Hugo fut très embarrassé. Il prit conscience à ce moment-là qu’il avait des lecteurs dans les milieux populaires et que ceux-ci se sentaient humiliés par son vocabulaire dévalorisant. Progressivement le mot “misérable”, qu’il utilisait au début de ses romans pour décrire les criminels, changea de sens et désigna le petit peuple des malheureux. Le même glissement de sens se retrouve dans Les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Grâce au courrier volumineux que lui adressèrent ses lecteurs des classes populaires, Eugène Sue découvrit les réalités du monde social qu’il évoquait dans son roman. »
Dans ce cadre, les périodes du Front populaire et des années 1960 sont présentées comme une période où l’équilibre a pu se maintenir dans la lutte des dominations, non sans compromis ni échecs.
L’intérêt d’une lecture stimulante : apprendre pour comprendre
Au cœur de l’ouvrage, l’auteur insiste sur l’importance de pouvoir se « libérer des principaux déterminismes » qui pèsent sur nos représentations du monde et de dévoiler les structures de la domination : depuis la construction de l’État monarchique jusqu’au capitalisme financier qui détruit les appartenances collectives pour mieux assoir sa domination. On peut regretter la moindre place laissée aux individus dans cette histoire populaire rédigée autour des grandes identités collectives (les indigènes, les esclaves, les soldats de la Grande Guerre ou les ouvriers).
Pourtant, le choix de Noiriel de revisiter l’histoire commune par le biais du populaire nous permet, sous un angle original, d’en comprendre les évolutions et les ressorts. Cette histoire populaire de la France s’inscrit alors pleinement dans le retour d’une l’histoire de France désolidarisée des gardiens du Temple autoproclamés d’un « roman national » qui n’existe pas (voir par exemple le traitement rafraichissant de la guerre de Cent Ans et de la figure réintégrée de Jeanne d’Arc chez Noiriel).
L’ouvrage, très dense et didactique, mérite une lecture attentive alors même qu’il met en lumière les jeux de rapport de pouvoir et surtout une histoire longue des luttes, dont les derniers mois nous ont rappelé qu’elles pouvaient encore être très vivaces. Une bonne culture historique nous permet de ne pas sombrer dans les jugements radicaux, la sidération ou les opinions à l’emporte-pièce. On pourrait aisément appliquer cette remarque à la manière dont une partie de l’élite contemporaine qualifie, en y ajoutant « populisme », les troubles sociaux et politiques contemporains, en nous rappelant que les « paysans » au XIXe siècle renvoyaient dans le discours dominant d’alors à « sauvages », trop proches de la nature…
Noiriel prolonge la réflexion civique engagée dans l’ouvrage dans son blog intitulé Le populaire dans tous ses états [4], notamment en tentant de replacer le mouvement des gilets jaunes dans une certaine dignité d’action, justifiée par l’épaisseur historique des revendications populaires contre les taxes, les impôts et le manque d’horizon collectif du contrat social proposé. Le mouvement des gilets jaunes semble avoir en cela réactivé les tensions qui resurgissent entre la démocratie représentative (délégation de pouvoir) et la démocratie directe, la soif l’égalité qui sous-tend l’avènement en France de la République sociale entre le XIXe siècle et aujourd’hui.
Et pour la classe ?
Ainsi, une des leçons de l’historien est de savoir plonger dans le temps long des mouvements populaires, des révoltes, des émotions afin de nous inviter à regarder avec distance et sang-froid ce que nous vivons actuellement. L’histoire des mots et de leur emploi dans le cadre des enjeux de pouvoir dit la difficulté pour le peuple de se faire entendre dans le cadre des repères politiques des dominants.
La lecture de ce travail très documenté, très fouillé et érudit, débordant de petites histoires dans la grande histoire, paraît extrêmement profitable aux enseignants de toutes les disciplines afin de nourrir leur engagement de pédagogue. Le livre suscite débats et réflexions : certains passages peuvent être utilisés directement en classe pour nourrir à juste titre les échanges et la critique, base de la formation citoyenne. Le rêve populaire de la révolution, l’égalité des classes populaires avec les classes cultivées grâce à l’instruction. Gérard Noiriel pose insidieusement la question : « Aujourd’hui, les ouvriers et les employés savent presque tous lire et écrire, mais combien sont-ils à l’Assemblée nationale ? » (p. 256). Cette question hante aujourd’hui le discours politique public. Sans être militante, elle peut être aussi un moyen de jeter un regard lucide et collectif sur les difficultés actuelles que rencontre la démocratie représentative.
Le travail sur les mots et leur emploi peut être utilisé dans les cours d’histoire et d’éducation morale et civique, mais également dans les discussions/débats formelles et informelles qui font le sel des échanges entre les maîtres et les élèves. Notamment sur les faux semblants, les manipulations sémantiques, sur cette capacité que l’on devrait construire de « se rendre étranger » à soi-même, « meilleur moyen de ne pas se laisser enfermer dans des logiques identitaires » qui font le miel des dominations.
Alexandre Lafon
[1]. Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Marseille, Agone, 2018, 832 p.
[2]. Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis de 1492 à nos jours, Marseille, Agone, 2002.
[3]. Michelle Zancarini-Fournel, Nos luttes et nos rêves, une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Zones / La Découverte, 2016.
[4] https://noiriel.wordpress.com/