« Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino, ou comment réparer le monde

« Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin TarantinoComme en son temps Alfred Hitchcock, maître du suspense, Quentin Tarantino tient beaucoup à ce que l’on ne dévoile pas ses intrigues et leur résolution. On peut le comprendre, mais à la réflexion, la notion de spoiler reflète bien l’état d’esprit du public d’aujourd’hui, plus attentif aux péripéties de l’histoire qu’à la manière dont elles sont amenées.
La tragédie antique ou classique a-t-elle jamais souffert de son dénouement attendu puisque fatal ? Et l’opéra, dont on connaît par cœur les fins mélodramatiques ne continue–t–il pas à attirer un public toujours aussi nombreux, tant il est vrai que la mise en scène et l’interprétation en sont les véritables clous ?

Si l’on cessait de considérer les films comme des récits d’événements destinés à nous surprendre pour voir en eux des mises en œuvre, des mises en scène, on trouverait l’intrigue plus secondaire. D’ailleurs les bandes annonces, de plus en plus explicites, se chargent trop souvent de nous dévoiler toute l’intrigue dans son ordre chronologique. Tarantino ne le fait certes pas, mais, en véritable metteur en scène qui a l’ambition de mettre au goût du jour la tragédie antique et l’opéra, il devrait moins se soucier de gâcher le plaisir de son public ou de le frustrer des surprises de l’intrigue pour le concentrer sur son travail de réalisateur, véritable élément qui le distingue et qu’apprécient le plus ses fans. Car, avec sa passion pour l’histoire du cinéma, il a su créer un style unique et un véritable univers fictionnel complexe et très documenté, une véritable comédie humaine, qu’il appelle le « monde-du-cinéma ».
Il donne ainsi à chaque personnage fictif – y compris hors champ – un passé, une histoire personnelle, des rêves, des illusions, des déceptions qui lui confèrent toute son épaisseur. Les ellipses du récit y contribuent. Et les films se succèdent et se répondent, avec souvent les mêmes comédiens qui forment une véritable troupe – ou une famille – et des personnages apparentés dont les noms reviennent d’un film à l’autre. Il suffit pour s’en convaincre d’aller visiter le site The Quentin Tarantino Archives où la vie de chacun est entièrement reconstituée.

Brad Pitt, Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Brad Pitt, Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

Le « Nouvel Hollywood »

Cela dit, je ferai mon possible pour ne pas spoiler, en citant surtout ce que dévoile la bande–annonce. Le titre Once Upon a Time in Hollywood rend un évident hommage à Sergio Leone et adopte, comme Roberto Benigni dans La vie est bellequesto è una favola »), cette ouverture des contes de fées, qui semble à Tolkien la meilleure possible. Son article de mars 1939, « Du Conte de fées » (in Les Monstres et les Critiques et autres essais, Pocket, « Agora », 2013) vante le pouvoir d’évasion de cette formule dont l’imprécision évocatrice fait quitter le monde primaire (le réel) pour introduire d’emblée le lecteur dans le monde secondaire (imaginaire) et « produit d’un coup le sentiment d’un vaste monde temporel qui ne figure sur aucune carte ».
Mais le cadre de Once Upon a Time in Hollywood est bien réel : c’est l’année 1969, année charnière où l’avènement du « Nouvel Hollywood » enterre vraiment le cinéma classique, dit le « Vieil Hollywood ». La prise de pouvoir des réalisateurs au sein des grands studios américains promeut la représentation radicale de thèmes jusqu’alors tabous, car interdits par le Code Hayes, comme la violence, la sexualité, et tout soupçon d’immoralité. Les acteurs, eux, sont répartis en trois classes : les vedettes absolues comme Roman Polanski, au zénith depuis Rosemary’s Baby (1968), et son épouse Sharon Tate, les acteurs de second ordre qui se partagent entre séries B, feuilletons télé et en dernier recours westerns italiens ; enfin les cascadeurs, hommes à tout faire.
1969 est aussi l’année où prennent fin – en particulier à Hollywood – la culture et le mode de vie hippie, qui occupent à la fois la marge et le centre de la scène sociale. Tarantino entend montrer ce monde qui a fasciné son enfance par le regard de personnages qui n’en font pas partie, en adoptant le point de vue de deux comédiens en fin de parcours : l’ex-vedette Rick Dalton (comme les frères du même nom), interprète de Jake Cahill à la télévision dans Bounty Law, feuilleton fictif à succès, et Cliff Booth, qui lui sert de doublure depuis les chutes les plus vertigineuses jusqu’à la conduite de sa voiture et l’arrosage de son jardin. Ils sont très amis et inséparables. « More than a brother, less than a wife. » Brad Pitt crève l’écran dans ce rôle ingrat de doublure qu’il parvient à sublimer avec une élégance et une décontraction remarquables. Leonardo di Caprio, lui, dans le rôle de Rick Dalton, en partie inspiré par le parcours de l’acteur Burt Reynolds (et bien d’autres comme Edd Byrnes, Ty Hardin ou William Shatner), interprète avec beaucoup d’humour ce cow–boy alcoolique démodé, ce fort–à–bras fragile et toujours prêt à verser une larme sur l’inexorable déclin de sa carrière :

Cliff Booth :Alright, what’s the matter, partner ?
Rick Dalton :It’s official, old buddy, I’m a has been.

Avec leurs vies de losers, tous deux incarnent la déchéance à la fois sociale et sexuelle du héros promu par le vieil Hollywood, la crise du mâle blanc américain ; ils assistent avec étonnement à la naissance d’une nouvelle forme de cinéma qui les écarte, mais aussi au triomphe des soap–operas et des séries policières. Ce qui permet à Tarantino de nous faire partager sa fascination pour ce cinéma des années 60 et pour les séries télé de l’époque. Car toute cette population, depuis le sommet jusqu’à la base de l’édifice – hippies, SDF, chasseurs de castings – n’a qu’une occupation commune : regarder le soir les feuilletons télé comme Mannix (qui était déjà le nom de l’un des « huit salopards »), The F.B.I., Des Agents très spéciaux ou Bounty Law.
En montrant sur le petit écran ou en reconstituant ces scènes culte des séries B ou Z, Tarantino leur rend justice comme au terreau indispensable de toute la production hollywoodienne de prestige ; il fait revenir ses acteurs fétiches – comme l’actrice et cascadeuse Zoe Bell, qui avait doublé Uma Thurman dans Kill Bill en 2003 et tourné dans Boulevard de la mort en 2007, mais aussi fait une apparition dans Django ; Kurt Russell (cascadeur dans Boulevard de la mort et interprète de John Ruth, personnage central des Huit salopards) ; Michael Madsen (les deux Kill Bill et Les Huit salopards) – dans des rôles secondaires comme ceux de ces héros minables et si précieux à la mémoire collective, ces chasseurs de primes, ces mercenaires, ces basterds et ces hateful, qu’il transforme en justiciers et auxquels il voue lui–même une reconnaissance infinie.

Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

Un meurtre abominable

En cet été 1969, l’Histoire a surtout retenu l’horreur absolue du meurtre de Sharon Tate (interprétée ici par Margot Robbie) enceinte, et de ses amis dans leur maison de Cielo Drive, en l’absence de Polanski, par la secte de Charles Manson. Le film de Tarantino imagine que, sur cette colline résidentielle, Rick Dalton est le voisin des Polanski, le plus souvent accompagné de son alter ego Cliff. En ce début de mois d’août, il y vit avec Francesca (Lorenza Izzo), la belle épouse ramenée d’Italie après les tournages de quelques westerns « spaghetti ».
On ne peut rien dire de plus sans spoiler sur les rapports entre les deux familles, plutôt discrets et distants. Mais ce qu’il faut savoir, c’est que chez Tarantino, rien ne se passe jamais comme dans les livres d’Histoire. Rappelons–nous Inglourious Basterds, où le lieutenant Aldo Raine (Brad Pitt) forme un groupe de soldats juifs pour mener des actions punitives particulièrement sanglantes contre les nazis et réussit à éliminer les dignitaires du Troisième Reich dans une salle de cinéma (une brève séquence cite ici le film en montrant un film de guerre fictif où Dalton brûle au lance–flammes des SS en uniformes « Ha, you Nazi bastards ! »).
Rappelons–nous Django Unchained, réquisitoire sanglant contre l’esclavagisme qui, en la personne d’un dentiste prêt à tout (Christoph Waltz) et d’un esclave racheté (Jaimie Foxx), rend justice aux Afro–Américains martyrisés et à la culture de masse sous–estimée.
Ce n’est pas du révisionnisme, loin de là. Il s’agit, comme le souligne Richard Miller (Tarantino Unlimited, Hémisphères, « Ciné Cinémas », 2018), de vengeance fictive, de revanche imaginaire. Car certains crimes comme la Shoah sont si monstrueux que nulle justice n’a pu réellement les punir ; les procès de Nuremberg, vu le petit nombre des accusés, ont eu surtout une importance symbolique, mais « nulle vengeance, au bout du compte, ne paye la souffrance. La vengeance n’appartient qu’au domaine de la fiction » (Miller). Dans Il était une fois à Hollywood, au lieu de militer pour une grande cause collective, Tarantino revisite le contexte socio-historique d’un horrible crime qui a traumatisé non seulement toute l’Amérique, mais le monde, et marque la fin de l’innocence. Faisant apparaître ainsi la genèse de la violence contemporaine, il nous fait vivre les moments qui précèdent ce meurtre comme un compte à rebours insoutenable.

Al Pacino dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Al Pacino dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

Implication et distance

La particularité de Tarantino est de faire un cinéma à la fois très sophistiqué et tout à fait populaire. Il entend redresser par le cinéma les crimes de l’Histoire en conciliant une implication sincère et totale dans la dénonciation et un travail de mise en scène très méticuleux qui la met à distance de toutes les façons possibles :
– Avant tout, l’hommage à la série B et aux feuilletons télé, dont il convoque les seconds rôles adulés : Luke Perry, Timothy Olyphant, Scoot McNairy qui sont les Rick Dalton d’aujourd’hui et jouent ici dans des séries fictives comme Lancer. Nostalgie de la culture de masse et empathie avec ses réalisateurs et ses acteurs oubliés que le cinéaste se plaît à citer : Bruce Lee, vedette emblématique des films d’arts martiaux ; Sergio Corbucci, l’un des inventeurs du western dit «spaghetti», avec Django (1966) en particulier – dont Rick Dalton interprète ici plusieurs œuvres sur les conseils de son producteur Shwartzs, l’impayable Al Pacino, qui ne cache pas son plaisir dans ce rôle de nabab friand des séries sanglantes de Rick Dalton (« A lot of shooting !») ; la série pop Mannix et sa vedette Mike Connors ; l’un des films préférés de Tarantino : La Grande Évasion de John Sturges, déjà cité dans Reservoir Dogs et dont il reconstitue ici une scène en incrustant Leonardo di Caprio à la place de Steve Mac Queen, lui–même interprété dans Il était une fois… par Damian Lewis.
Cette scène, où Dalton prend conscience de son infériorité par rapport aux vedettes comme Mac Queen et les trois George, Peppard, Maharis et Chakiris, est montée parallèlement avec une scène où Sharon Tate se regarde jouer Matt Helm règle son «comte» séquence typique du procédé de mise en abyme affectionné par le cinéaste.

Margo Robbie dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Margo Robbie dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

– Les fictions télévisées ou filmiques s’emboitent dans la fiction. Des affiches, des allusions, des citations créent cette perspective. Ressemblance et différence. Reprise et surprise. Métadiscours et auto–commentaire. Citation et connivence avec le spectateur, toujours invité par Tarantino à jouer un rôle actif en identifiant les clés de son univers, qu’il leur livre d’ailleurs volontiers en les incitant à voir les films de ces années-là, symboles du Nouvel Hollywood, qui l’ont marqué et ont inspiré le personnage fictif de Rick Dalton : l’incontournable Easy Rider de Dennis Hopper, Bob et Carole, Ted et Alice de Paul Mazursky, Campus de Richard Rush, Représailles en Arizona de William Witney avec Audie Murphy, Le Salaire de la violence de Phil Carson avec Tab Hunter, Fleur de cactus de Gene Sacks, avec son idole d’autrefois Goldie Hawn, Les requins volent bas de David Miller avec Vince Edwards, La Bataille de la mer de corail de Paul Wendkos avec Cliff Robertson, et même Model Shop de Jacques Demy. Émancipation morale, libération sexuelle, militantisme contre la guerre du Vietnam, va–et–vient entre cinéma et télévision, toute une époque incarnée par ses acteurs fétiches !
Mais Bruce Dern remplace Burt Reynolds, décédé alors qu’il était prévu pour le rôle de George Spahn, le propriétaire de la maison louée à Charles Manson moyennant fourniture de filles et de drogue. Curieuse « famille » que la sienne, soudée par l’isolement, les psychotropes, le sexe, la manipulation et instrumentalisée de façon à être prête à tout pour le culte d’un chef qui se donne pour le Christ !
Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

– Capital est pour Tarantino le fait de filmer en pellicule Kodak 35mm. Il a demandé à son chef opérateur Robert Richardson (ASC) des zooms et un look technicolor aux couleurs sanglantes pour mieux rendre l’atmosphère sonore et visuelle de l’époque, interrompue seulement par les séquences des vieux films de Rick. Tandis que Barbara Ling, qui a signé les décors de films aussi différents que Beignets de tomates vertes et deux Batman, a reconstitué les décors avec une minutie exigée comme toujours par le perfectionnisme de Tarantino. La musique de Mary Ramos, chargée des arrangements sur les standards des groupes de rock américain des années 60 comme Paul Revere and the Raiders ou The Royal Guardsmen choisis – comme dans Les Huit Salopards, Django unchained ou Kill Bill – par le cinéaste lui–même comme références à l’univers décrit, transporte dans l’ambiance musicale de l’année 1969.
Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

Tarantino sociologue

Le début du film, avec son rythme effréné, sa bande-son tonitruante et sa surabondance anarchique de références, donne le vertige. On plonge bon gré mal gré dans ce contexte socio-culturel où on a un peu de mal à trouver ses repères et à repérer les jeux de doubles, les clins d’œil, l’enfilade des copies. C’est le jeu auquel le cinéaste aime nous convier. Puis, l’histoire des personnages se dessine, ils deviennent familiers et sympathiques avec leur innocence puérile très datée. On s’y attache, on les comprend et les accompagne avec plaisir dans ce « hangout movie », genre défini par Tarantino à propos de Rio Bravo, où « on traîne avec les personnages qui passent eux-mêmes leur temps à traîner ensemble ». Les trois groupes de personnages – Dalton/ Booth, Tate et ses amis, la bande de Charles Manson, vivent tous au rythme californien, léthargique et déprimé, comme sous amphétamines. Pulp Fiction et Jackie Brown nous reviennent à l’esprit. Le cinéaste, rentré chez lui, retrouve cet été californien permanent qui fait craindre le soleil, et reconstitue dans les moindres détails ce qu’on mange, boit, fume, écoute à Hollywood à la fin des années 60 de son enfance.
Véritable sociologue, Tarantino s’attarde, se complaît dans cette évocation d’un temps révolu et de l’état d’esprit caractéristique d’une époque, celle des hippies, de la pop et de la contre–culture. Des piscines peintes par David Hockney, où l’on boit un cocktail dans son fauteuil pneumatique, des voitures décapotables et des diners. Les quelques brèves séquences ajoutées après le passage du film à Cannes vont dans ce sens. Sharon Tate prend une jeune femme en stop et bavarde un peu avec elle, alors que l’auto–stop sera une pratique impossible en Californie après le meurtre ; Rick Dalton fait la publicité d’une marque de cigarettes. Eh oui, on fumait encore beaucoup en ce temps–là !

Margot Robbie dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Margot Robbie dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

Uchronie

Il s’agit en réalité de donner à l’uchronie des fondements solides. Car dans une Californie soigneusement reconstituée telle qu’elle était en 1969, Tarantino va créer un « événement divergent », une « histoire alternative », à la fois plausible et susceptible de redresser les torts. Il a adopté une écriture, celle des contes, qui, selon Tolkien, ne sont nullement réservés aux enfants et n’appartiennent nullement au passé. On peut toujours, précise le romancier d’Oxford, « dessiner une nouvelle feuille pour l’Arbre des Contes », « replanter la graine de l’arbre dans n’importe quel sol ».
Le très catholique Tolkien entendait par ses récits nous délivrer des laideurs de la civilisation industrielle et nous permettre de croire à un triomphe imaginaire sur la mort comme le fait l’Évangile, seul conte qui vaille à ses yeux la peine d’être raconté, parce qu’il retrace la grande histoire du dialogue divin avec les hommes. Ce qui lui importe, c’est tout d’abord le sentiment d’évasion immédiate que procure le conte dès son ouverture, puis ce sentiment de recovery (rétablissement, guérison) par laquelle le sujet se réconcilie avec le monde en le redécouvrant sous un nouveau jour ; et enfin la consolation, catharsis propre aux happy endings.
Il me semble que Tarantino, lui, relèverait davantage de la mystique juive en adoptant une conduite qui vise à réaliser une fois de plus, par ce film, son ambition immodérée de réparer le monde. Le critique littéraire Alexandre Gefen applique cette notion de Tikkun olam caractéristique de la Kabbale d’Isaac Louria (1534-1572), à la littérature contemporaine (Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Corti, 2017) ; mais on peut dire que le cinéma de Tarantino répond à cet objectif. Avec sa mystique personnelle des nombres et des lettres et son souci de véritable thérapeute, il relit l’histoire des États-Unis en défendant les individus fragiles, les oubliés de nos sociétés désarçonnées et de nos démocraties cyniques, accomplissant ainsi sa mitzvah (bonne action, mission) d’homme civique et vertueux en lutte contre le Mal ; il cite d’ailleurs volontiers – en les remaniant un peu – des textes clés, Ezéchiel 25-17 en particulier dans Django :
« J’abattrai alors le bras d’une terrible colère, d’une vengeance furieuse et effrayante sur les hordes impies qui pourchassent et réduisent à néant les brebis de Dieu. Et tu connaîtras pourquoi mon nom est l’Éternel quand sur toi s’abattra la vengeance du Tout–Puissant ! »

Al Pacino, Brad Pitt, Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019
Al Pacino, Brad Pitt, Leonardo DiCaprio dans « Once Upon a Time in Hollywood », de Quentin Tarantino © Sony Pictures, 2019

La Bible, qu’il cite dans tous ses films, Pulp Fiction par exemple, lui a donné son objectif avoué : permettre à la création artistique « de réparer, renouer, ressouder, combler les failles des communautés contemporaines, de retisser l’histoire collective et personnelle, de suppléer les médiations disparues des institutions sociales et religieuses » (A. Gefen).
Car les drames collectifs ou individuels qui ont endeuillé le XXe siècle nous ont rendus craintifs, vulnérables et menés au bord du désespoir. Ils nous ont montré que le Mal était incarné dans l’Histoire. Le cinéma serait alors un art capable de changer, par ses contes, le cours de l’Histoire. Avec un idéalisme enthousiaste, Tarantino réécrit l’Histoire de son pays à travers ses drames les plus saillants – la dépossession des Indiens, l’esclavage, la Deuxième Guerre Mondiale – comme si le cinéma, au lieu de servir comme à Goebbels d’arme de propagande ou comme aujourd’hui de manifeste social, pouvait venger les victimes et réparer le monde. Jouant en permanence avec les émotions du spectateur, qu’il bouleverse et amuse à la fois, il prend par rapport aux événements une distance ludique et plonge dans l’imaginaire collectif pour en désamorcer les traumatismes. Il réalise ainsi des films délirants et pleins d’espoir, des contes de fées modernes bourrés de références cinématographiques obsessionnelles, dont l’art sort vainqueur comme par « enchantement » (mot que Tolkien préfère à celui de magie) pour conjurer le Mal.
Once Upon a Time in Hollywood, neuvième film de Tarantino, sorti aux États–Unis le 9 août 2019, 50e anniversaire de l’assassinat tragique de Sharon Tate, et en France le 14 août, est un signe fort. Faisant de cette exécution barbare un véritable mythe fondateur – qui conjoint les thèmes de la naissance et du meurtre originel – le cinéaste conjure le fatum en mixant les mythologies biblique et germanique – par le truchement d’un autre David, voire, comme Wagner, d’une Walkyrie (bicéphale et inattendue) ou d’un nouveau Siegfried, qui crache du feu à la place du dragon des Niebelungen de Fritz Lang. Les losers reprennent le dessus !
À la fois vengeance imaginaire et réparation symbolique, ce film nostalgique et jubilatoire dans lequel l’ironie tragique se mêle au suspense hitchcockien, est composé de plans–séquences mémorables et de plans d’une inventivité renversante, qui sont l’hommage d’un grand cinéaste et d’un vrai cinéphile à ceux qui l’ont formé : John Ford, Max Linder, Chaplin, Melville, Aldrich. Il ressortit à plusieurs genres et à aucun : conte de fées, légende, bande dessinée, tragédie antique qui tente de désarmer le fatum, farce sociale, parodie, western. Sous le signe de Sergio Leone et de tous les Django et les Ringo de cette école italo–américaine qui lui a tout appris – série B et cinéma bis surtout – Tarantino parvient à satisfaire par la fiction, sans jamais se prendre au sérieux, « notre besoin de consolation… impossible à rassasier » (Stig Dagerman).

Anne–Marie Baron

• Voir sur ce site : « The Hateful Eight » – « Les Huit Salopards » –, et « Django Unchained », de Quentin Tarantino, par Anne-Marie Baron.
 

Anne-Marie Baron
Anne-Marie Baron

2 commentaires

  1. Magnifique article. Pas étonnant que Tarantino se soit senti vraiment compris. Tout ce que tu dis sur le thème de la réparations m’a beaucoup appris.

  2. Quelle critique remarquable ! On sent bien les clins d oeil de Tarentino mais Anne Marie Baron les met en lumiere les nomme et donne au film de Tarentino le statut de chef d oeuvre . Enfin elle met en evidence l idee de reparation et c est magistral . C est extremement reconfortant a notre epoque sans foi ni loi qu un cineaste fasse preuve d ethique et s engage ainsi . Le texte d Anne Marie Baron est un morceau d anthologie .

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