« Les Misérables », de Ladj Ly
15 juillet 2018. La France est Black-Blanc-Beur. Elle vient d’être sacrée championne de la coupe du monde de football. C’est la liesse, la grande union nationale. La banlieue est sur les Champs-Élysées. Beaucoup veulent se reconnaître dans le super-héros du jour, l’heureux canonnier tricolore Kylian MBappé, comme eux issu de l’immigration.
L’instant est rare, précieux, grisant, qui offre à tous ces jeunes un double sentiment de revanche et d’appartenance collective.
Un autre monde
Le lendemain déjà, les yeux encore gonflés de rêve et de joie s’ouvrent sur l’ordinaire de la vie de cité. L’ordinaire ou le désœuvrement d’un long été qui s’annonce, entre molles occupations, petits trafics et vols comme celui que commet le jeune Issa, douze-treize ans, en enlevant le lionceau d’un cirque installé depuis peu au pied des barres HLM. Un larcin qui, en d’autres lieux, aurait pu n’être qu’une blague de potache, un canular de mauvais goût (que le jeune âge du garçon aurait pu excuser…), mais qui, au cœur du 93, va connaître des répercussions inattendues.
Trois agents de la BAC (brigade anti-criminalité) mènent l’enquête. Parmi eux, une nouvelle recrue, Stéphane (Damien Bonnard) qui, sitôt débarqué de sa Bretagne et en quelque vingt-quatre heures, fait l’épreuve d’un monde placé sous très haute tension. Le jeune déraciné mesure vite la distance qui l’en sépare, et surtout la porosité des lignes qu’il doit défendre, le cadre d’un terrain s’accordant mal aux limites de sa moralité, à sa possibilité d’action…
Forces en présence
L’enquête ? Elle débute par les réseaux sociaux sur lesquels les copains du jeune Issa ont crânement posté une photo de ce dernier, le jeune fauve dans les bras. Dès lors, la « chasse au lion » est lancée. Qui passe par la quasi-violation du domicile du jeune délinquant et quelques renseignements pris auprès des différentes forces en présence sur la « zone » de distribution des pouvoirs.
Les trajectoires qu’elle emprunte dessinent une vaste toile d’araignée sur laquelle chacun exerce une pression. Il y a là les Gitans circassiens, des gros bras prêts à en découdre, « à foutre le feu à la cité » pour retrouver Johnny, leur lionceau ; les Frères musulmans, des barbus qui se prévalent d’une haute autorité morale et religieuse pour, au moindre écart, rappeler les « petits frères » (les « microbes ») à l’ordre et les orienter vers la mosquée (contre collation) ; les différents caïds au premier chef desquels « Le Maire », figure incontournable et décisionnaire du quartier, ou Salah, ex-dealer tombé dans la drogue dure du mysticisme…
Montée d’adrénaline
Enfin, quand la voiture des trois « bacqueux » repère le jeune Issa, occupé à jouer au foot sur un terrain de basket avec ses amis, c’est la course-poursuite, durant laquelle les policiers se retrouvent eux-mêmes pris en chasse par la bande de poulbots excités. Cul-de-sac. Panique. Tout va vite, échappe au contrôle. Issa appréhendé, l’affrontement entre jeunes et flics est inévitable. Intimidations. Avancées. Reculs. Issa s’esquive. Tir de flashball. Le gamin se retrouve cloué au sol. Mort ?
La scène a été filmée par un drone, celui du jeune Buzz, gamin discret plus curieux de la vie des filles que des affaires du « ter-ter » (quartier). Une autre course s’engage aussitôt, qui consiste pour les trois collègues à récupérer les images compromettantes, pour les autres (dealers) à en faire une arme de dissuasion contre la police trop regardante sur les trafics…
Quartier en question
Unité de lieu, de temps et d’action. Le premier long-métrage de fiction de Ladj Ly, co-auteur avec Stéphane de Freitas d’À voix haute en 2017 (lire notre article du 11 avril 2017), a tout de la tragédie moderne appliquée à la loi tyrannique des quartiers, au fatum des misérables ou laissés-pour-compte des faubourgs, comme on dit chez Victor Hugo. Le récit emprunte ses ressorts au « film de banlieue », soumis à une forte intensité dramatique sans cesse maintenue par des intérêts violemment contradictoires et un puissant mouvement des corps dans l’espace de jeu. L’urgence est son moteur ; l’engrenage du conflit son enjeu. Mais, là où Les Misérables se distingue des films du genre qui le précèdent depuis La Haine (Mathieu Kassovitz, 1996) ou Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, 1997), c’est que son auteur prend un soin particulier à planter le décor du drame, à circonscrire le travail de ronde des agents de la BAC et la manière dont ceux-ci s’inscrivent dans la géographie du « quartier » de Montfermeil, dont ils en dessinent les lignes de tension et de partage.
Un quartier, celui des Bosquets que Ladj Ly connaît bien pour y avoir vécu et tourné des images durant toute sa jeunesse, comme celles des émeutes d’octobre-novembre 2005 à la suite d’une bavure policière dont est inspiré Les Misérables. Sa longue exposition est particulièrement instructive et elle pose la narration sur de justes rails, évitant les sorties de route manichéennes. On y perçoit ainsi la nécessaire imbrication entre police et chefs de clans, qui sont les yeux et les oreilles du « quartier » permettant de huiler les petites frictions, de garder un certain « contrôle »…
« Je suis tombé par terre, c’est la faute au ter-ter… »
La « position » des « bacqueux » dans le dispositif du maintien de l’ordre est difficile, car elle les place au cœur d’un paradoxe déchirant. Par définition protectrice, leur nécessaire présence au sein de la cité est perçue comme une marque d’hostilité, de défiance par la jeunesse des lieux ; une jeunesse qui se sent harcelée, stigmatisée et rendue coupable de ce que les bandes en ont fait, un espace de non-droit selon la formule, un espace devenu territoire soumis à des règles tacites qui échappent à la loi d’une république, battue sur son propre terrain.
En attendant, les « bacqueux » travaillent sous pression et sous couvert de gilets pare-balles. Sauf Chris (un Javert pervers, déterminé mais sans illusion ni morale), qui use de la surenchère comme d’un bouclier, sorte de (dé)mesure de protection destinée à imposer « sa » loi. De fait, il n’hésite pas à répondre à l’image négative que l’on se fait de lui et à abuser de ses prérogatives, laissant à la fois transpirer son racisme et sa crainte de perdre la main sur un quartier qu’il contrôle comme un caïd. Ses dix années passées avec son collègue Gwada à sillonner le quartier lui en ont donné l’allure, le langage, les méthodes…
C’est pourtant Gwada, doté d’un apparent sang-froid, qui dérape et commet la faute. Avec Chris, Stéphane alias « Pento », et les « petits frères » pour spectateurs-acteurs pétrifiés. Et le drone manipulé par Buzz (Al-Hassan Ly, le propre fils et double du réalisateur), qui indique à quelle hauteur de vue se situe en permanence le film pour observer et décortiquer les motifs de crise dont sont victimes les jeunes, pré-ados, de onze à quinze ans. Victimes d’un déterminisme social et géographique, du phénomène de groupe rongé par le désœuvrement et les divers commerces illicites qui prospèrent dans leur entourage proche ; victimes d’un lointain, obscur et amer sentiment d’éloignement, d’abandon et de rejet ; victimes enfin des adultes, comme ici, coupables de ne leur offrir qu’un destin qui les soumet à la répétition du même.
« Mes amis, nous dit Hugo, cité en guise d’épilogue du film, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs. »
Face à cette situation, qu’ils ne supportent plus, les jeunes choisissent de se révolter. La violence est alors extrême, qui nous fait dresser les cheveux sur la tête et nous ramène vingt-cinq ans plus tôt, à l’époque émeutière de La Haine… À l’immense différence près que les protagonistes ne sont plus de jeunes adultes, mais des garçons (les filles, en Cosette de la dramaturgie, brillent ici par leur absence) en âge d’être scolarisés au collège… Des enfants en colère, qui ont changé leurs pistolets à eau pour des fusils d’assaut, transformé les pétards de la fête en engins de mortier de la défaite. Et avec un Issa, sorte de Gavroche à la triste figure, pour guider leur révolte, leur désir de vengeance et leur haine. Leur désespérance, en somme.
Les Misérables est un nouveau cri d’alarme face à la crise des banlieues à l’heure où les fictions, qui se croisent à distance du temps et de l’espace, rencontrent la réalité, à l’heure où les cris des misérables de Montfermeil de Ly répondent à ceux d’Hugo et trouvent un brûlant écho dans l’actualité des cités de Chanteloup-les-Vignes (Yvelines).
Philippe Leclercq