« Dictionnaire Michel Tournier », dirigé et préfacé par Arlette Bouloumié
Faire l’objet d’un dictionnaire à son nom, pour un écrivain, c’est un peu comme entrer dans la prestigieuse « Bibliothèque de la Pléiade » : la reconnaissance d’un vrai statut littéraire et un appréciable signe de notoriété, aussi populaire qu’universitaire.
Michel Tournier qui a déjà, il y a peu (2017), bénéficié du second honneur avec le volume de Romans suivis de Le Vent Paraclet sous la direction de la meilleure spécialiste, l’infaillible Arlette Bouloumié, reçoit aujourd’hui une autre consécration, celle d’une présentation alphabétique centrée sur sa vie et son œuvre et dirigée, une fois de plus, par la très active professeur émérite de l’université d’Angers que nous remercions pour cette heureuse initiative. Disparu en janvier 2016, Tournier n’aura pu connaître de son vivant ni l’un ni l’autre de ces deux hommages éditoriaux.
Mais le dictionnaire qui paraît aujourd’hui, ne se contente pas, à la différence du couronnement de la Pléiade, d’attester la place importante qu’occupe Tournier dans le panthéon littéraire français du XXe siècle, il révèle un écrivain, un homme et une œuvre marqués à la fois par une étonnante diversité et par une identité suffisamment originale pour être déclinée en une succession de références et d’analyses. L’intérêt d’une synthèse comme celle qui nous est offerte, en plus de trois cents entrées dues à vingt-et-un contributeurs de douze nationalités différentes, est de réunir le un et le multiple, et de réussir, en définitive, à dessiner les contours d’une véritable mythologie personnelle.
Car il existe un univers particulier appartenant à Tournier que parvient parfaitement, en dépit du morcellement qui en constitue le principe, à reconstituer cet ouvrage. On y trouve, par exemple – belle illustration des paradoxes de l’homme – la relation à l’espace et au monde, l’« ermite de Choisel » se révélant un grand voyageur, méritant le titre d’« écrivain géographe », se montrant attentif à l’altérité, ouvert à la différence : « Les milieux étrangers m’envahissent et me modifient massivement » reconnaît-il dans Le Vent Paraclet (« Folio », p. 277). Ce qui justifie les entrées sur divers pays (Brésil, Canada, Inde, Islande, Israël, Japon, Maroc, Sénégal, Tunisie…), celles appelées « Paysages » (« Le paysage est senti comme une présence », écrit Arlette Bouloumié, p. 303) ou « Lieux-dits », titre d’un recueil de seize essais parus au Mercure de France en 2002, et quelques autres comme « Espace », « Jardins », « L’île », « Nomade(s) et Sédentaire(s) ».
Se reconnaît aussi dans ce très complet panorama, le rapport particulier qu’entretient Tournier avec les mots (« Langue/Langage »), la tentation cratyléenne perceptible dans son onomastique ou sa toponymie, (entrées « Noms propres », « Pseudonymes », ), la référence à Babel, la force de la nomination devant prouver que « les mots possèdent un pouvoir sur les choses » (Jacques Poirier, p. 234), le goût pour l’invention lexicale (« Néologismes »), pour les formules frappées (« Aphorismes ») ou les citations (« Citations »).
Le monde tourniérien, tel que nous le révèle encore ce dictionnaire, se construit sur les franges du normal, se situe sur les crêtes de la transgression, s’oriente vers les sentiers de la marginalité, cultive les champs de la subversion. Nous renvoyons, pour en convaincre, aux entrées « Androgyne », « Corps », « Déchets et gadoues », « Perversions », « Ogre », « Santé et maladie », « Sexualité », « Tiffauges », « Vampire ». Cette attirance pour l’impur, le grotesque n’a rien d’une malsaine complaisance mais pourrait n’être qu’une manifestation de son sens de la célébration qui le conduit à vanter « les beautés des êtres et des choses, leur bizarrerie, leur drôlerie, leur saveur » (Célébrations, « Folio », p. 9). Le lecteur attentif croit deviner ici le mélange d’un amour primitif (et jubilatoire) pour la vie dans toute ses formes, et d’une présence obsédante de l’image ricaneuse de la mort et de la dégradation.
Très attendue aussi et bien présente, la « bibliothèque imaginaire » de Tournier qui prend la forme ici du répertoire des auteurs frères, cousins ou amis, ceux à qui il emprunte, qu’il paraphrase, parodie, prolonge, auxquels il doit quelque chose de son inspiration, de son art ou de sa manière. Les conteurs (Andersen, Carroll, Lagerlöf, Perrault), les arpenteurs de l’espace (Curwood, Defoe, Verne), les amoureux de la terre (Colette, Giono, Renard), les stylistes (Yourcenar), les mystiques (Huysmans), les visionnaires (Hugo), les réalistes fabricants de mythes (Zola), les Allemands (Goethe, Hesse, Kleist, Mann), les philosophes (Gandillac, Kant, Lévi-Strauss). Grand lecteur, Tournier a reconnu ses dettes et ses filiations, et clairement revendiqué le droit à l’intertextualité et à la réécriture affirmant que « la littérature naît de la littérature » (cité p. 209). Sans parler des allusions, emprunts, renvois à une source intarissable et féconde, le livre des livres, la Bible, qu’il a pratiquée dès sa jeunesse (une Bible en vingt volumes dotée d’abondants commentaires lui a été offerte par un parent) et insérée subtilement dans des œuvres où l’on peut s’amuser à en retrouver la trace : Abel dans Le Roi des Aulnes, les Rois mages (Gaspard, Melchior et Balthazar), Caïn dans La Famille Adam et, ici ou là, le petit Jésus, Saul, Satan, la mère Noël et quelques autres figures auréolées.
D’autres pistes nous invitent, telles des voies vagabondes, à une précieuse redécouverte, celle touchant aux objets et motifs (« Arbre », « Cheveux et barbes », « Enfant », « Danse », « Genou », « Miroir », « Nourriture », « Objets »), celle concernant la photographie, cette tenace passion de notre auteur (« Arles », « Boubat », « Clergue », « Image »), celle menant à l’homme et à sa vie privée et professionnelle ( « Académie Goncourt », « Amis », « Bourgogne », « Famille Tournier », « Tübingen » ), celle, plus réduite dans un ouvrage non spécialisé, des choix et formes littéraires (« Formes brèves », « Fantastique et merveilleux », « Humour et ironie », « Journal », « Roman métaphysique »), enfin celle formée par toutes les notices portant sur les œuvres, les plus importantes, comme les grands romans ou les essais majeurs, mais aussi les moins connues, comme les nouvelles, les contes, les articles et préfaces ou d’autres écrits éparpillés, ainsi que ces travaux préparatoires constituant le « fonds Tournier » hébergé à la bibliothèque universitaire d’Angers, et grâce auquel la recherche pourra continuer à explorer les multiples facettes d’un auteur à la fois très médiatique et très secret.
Une dernière justification pourrait être avancée pour louer ce remarquable ouvrage de plus de quatre-cent cinquante pages : le goût de Tournier lui-même pour les dictionnaires comme le prouve celui qu’il a publié en 1994 au Mercure de France sous le titre Le Pied de la lettre : trois cents mots propres, sorte de palmarès lexical fait d’érudition, de mystère et de drôlerie qui pourrait, si l’on en croit Jacques Poirier « se lire comme une écriture de soi à la troisième personne » (p. 316). L’abécédaire que nous offre aujourd’hui Arlette Bouloumié et ses collaborateurs, par un étrange effet de mise en abyme, joue un peu le rôle d’un miroir, celui qui reflète un homme, qui éclaire une œuvre et qui, parfois, à condition d’assumer l’exercice de « spéculation », aide à dire l’indicible et à éclairer les ténèbres.
Yves Stalloni
• « Dictionnaire Michel Tournier », dirigé et préfacé par Arlette Bouloumié, Honoré Champion, 2019, 458 p.