ÉPAHD : « Ils sont seuls et, plus que nous, ils souffrent en silence. Écrivons-leur ! »
Le funeste bilan comptable n’a pas pu être établi rigoureusement, même si l’on sait qu’il dépassera bien vite le millier de décès. L’urgence étant ailleurs, comme l’on s’en doute, dans les ÉHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes).
Dans ce contexte, pourquoi les plus jeunes – moins vulnérables au Covid 19 – n’entreprendraient-ils pas d’écrire à leurs aînés dramatiquement confinés ? Ne serait-ce pas là l’occasion de leur mettre un peu de baume au cœur et de ne pas trop vite et trop négligemment les jeter aux oubliettes de notre présent ?
Se souvenir des marraines de guerre
La Première Guerre mondiale a vu dès 1915 la création d’associations de « marraines de guerre » avec lesquelles les Poilus pouvaient échanger une correspondance depuis le front. En ces temps d’une tout autre « guerre », pour reprendre la terminologie présidentielle, cet exemple historique peut susciter quelques initiatives d’écriture épistolaire, dans l’esprit de cette proposition généreuse faite par une élève de terminale :
« Ce serait mentir que de dire que nous n’avons pas peur. Pourtant, on continue de vivre au jour le jour. Trois semaines déjà, et plus les heures s’écoulent plus nous voyons s’assombrir l’horizon, avec l’idée que le pire est encore à venir. Nous, lycéennes, lycéens qui pour la plupart n’avons pas encore dix-huit ans, nous vivons les derniers mois d’une année scolaire tronquée avec comme unique point de mire un ciel bleu en trompe-l’œil car voilé par un ennemi épidémique invisible et sans frontières.
Comment trouver des repères, cloitrés, enfermés, confinés entre nos murs, forcément de plus en plus étroits alors que l’on est au plus bel âge de la vie ?
Comment mettre des mots sur ce drame global qui envahit fatalement notre toile familière ?
Je parle ici pour nous, lycéennes, lycéens français ; mais le COVID 19 affecte évidemment, beaucoup plus globalement, chacune et chacun des membres de notre société. Je pense en particulier aux enfants de cours préparatoire qui ne peuvent plus apprendre à lire et à écrire avec leur enseignant. Je pense aussi nécessairement à toutes celles et tous ceux qui se retrouvent à grandir trop vite, comme projetés dans le grand bain de la piscine alors qu’ils barbottent encore comme des chiots.
Car oui, nous sortirons changés, c’est désormais un fait acquis après plus de trois semaines de confinement. Nous sortirons plein d’émotions enfouies et de mouvements réfreinés mais aussi emplis de ressources et de désirs que nous ne soupçonnions pas. Envie de liberté bien sûr mais aussi de partage. Envie d’être et d’agir pour les autres car il y a toujours plus triste confinement que le sien.
Aujourd’hui, il me semble naturel de penser à nos aînés, notamment à ceux qui, depuis plusieurs jours, enfermés dans les ÉHPAD, ne peuvent plus recevoir ni visite, ni amour, ne peuvent plus compter sur la présence de leurs proches. Ils sont seuls et, plus que nous, ils souffrent en silence. Parfois, en pensant à mon grand-père qui nous a quittés l’année dernière, je me dis qu’au moins il n’aura pas connu cette situation inhumaine, d’individus au crépuscule de leur vie mis à l’ombre comme des pestiférés.
Alors j’ai décidé d’utiliser le temps vertigineux dont je dispose pour les aider même très modestement. J’ai décidé de faire un tout petit geste, à savoir d’écrire une lettre à un groupe de personnes âgées confiné dans un ÉPHAD proche de chez moi. Ce sera une lettre, une simple lettre, mais si chaque élève, collégien, lycéen de France prenait en charge le soutien d’un groupe de personnes âgées, nous serions alors vraiment dans la fraternité. »
Écrire pour retisser le lien intergénérationnel
Comme on le sait, et en dépit de l’inlassable dévouement d’un personnel encadrant non seulement corvéable à merci mais aussi en première ligne face à la contamination virale, « les vieux », comme les surnomme Jacques Brel dans sa célèbre chanson, n’ont que peu de nouvelles de la vie hors les murs. D’où leur probable petit bonheur, s’ils recevaient un courrier, a fortiori émis par une toute jeune personne, prenant de leurs nouvelles.
L’idée serait donc que les professeurs de lettres sollicitent leurs élèves – sur la base du volontariat – en les invitant à adresser un courrier – ou un enregistrement audio – aux pensionnaires d’un ÉPHAD de leur région. Dans leur(s) lettre(s), les élèves pourraient tout à la fois évoquer leur propre expérience du confinement et prendre des nouvelles de ceux et celles dont ils entendent parler sans vraiment percevoir ce qu’est le quotidien dans un ÉPHAD.
La page Actualités de l’École des lettres pourra publier les lettres transmises afin d’amplifier le retentissement de l’opération.
De ces établissements hors-champ des sujets littéraires…
La littérature a ses sujets fétiches mais aussi ses inévitables hors-champ. Or, l’entre-les-murs des établissements de fin de vie en apparaît un assurément. Mais on relèvera quelques exceptions qui sont autant de précieuses singularités littéraires.
Le père de Jean-Noël Pancrazi a fréquenté un centre de « long séjour ». L’écrivain, prix Médicis en 1990 pour Les Quartiers d’hiver et prix du Livre Inter en 1995 pour Madame Arnoul, publie ainsi en 1998 un texte rare, Long séjour, qui prend aujourd’hui une résonance toute particulière. Il y évoque ses visites à son père dans « la chambre de la Maison Eugénie » (p. 9). Pas facile d’évoquer les petits riens d’une fin de vie presque immobile, réduite aux gestes élémentaires, privée d’autonomie, où l’expression « dignité humaine » tient lieu d’interrogation ultime et fondamentale. Les phrases de Pancrazi donnent à voir l’invisible et font entendre l’indicible. Dans La Montagne, prix François Mauriac de l’Académie française en 2012, il évoque ainsi dans un récit aussi bref que bouleversant la tragédie vécue dans son enfance en Algérie. Ayant refusé de se joindre à ses camarades pour une ballade en camion dans la montagne environnante interdite car trop dangereuse, le jeune garçon découvre avec sidération leur retour macabre : ils ont tous été égorgés.
Dans Long séjour, il tient la gageure de mettre des mots justes sur les situations les plus insignifiantes, celles-là mêmes qui ne prennent toute leur essentialité que lorsqu’elles sont observées avec une pleine et entière attention :
« Dans un réflexe de dignité, il refusait, avec un balancement presque coléreux de la tête, que je l’aide à prendre sa cuillère. Il allait la chercher du bout des doigts, arrivait enfin à la saisir en comprimant son poignet droit avec l’autre main, plus valide, l’amenait à hauteur de son cou, de son menton ou vers les yeux, comme s’il ne se rappelait plus son visage, ne se souvenait plus de la place de ses lèvres. […]
Puis il se laissait conduire dans le couloir du long séjour ; les infirmières, que nous croisions, me disaient : “Il ne demande jamais rien, vous savez”… » (Long séjour, pp. 17-18).
Et pourtant, ils rêvent… de l’extérieur
La Cavale, dernier roman d’Ulf Stark (1944-2017), l’un des plus grands écrivains suédois pour enfants et adolescents, fait aussi écho à l’enfermement forcé des gens de grand âge. « Grand-père » n’en peut plus d’être coincé, bordé, privé du grain de folie de sa fureur de vivre. Cela son petit-fils, Gottfrid, l’a bien compris et avec l’aide d’Adam, son ami boulanger, il se fait le complice de la grande évasion :
« L’idée de Grand-père était de fuir à la campagne. D’aller à la maison dans l’archipel où il avait habité avec Grand-mère jusqu’à la mort de celle-ci. L’hiver suivant, il était tombé et s’était cassé le fémur. Ensuite, il l’avait cassé à nouveau et s’était retrouvé à l’hôpital.
– C’est juste assez loin pour prendre le large, a dit Grand-père. Et puis, j’ai deux ou trois bricoles à faire là-bas.
– Promets-moi que tu ne vas pas grimper sur le toit.
C’était le genre de truc dangereux dont il était capable. »
(Ulf Stark, La Cavale, p. 27.)
Cette « cavale », ce « chouette Grand-père » n’est pas le seul à la rêver parmi les personnes de son âge. Sans doute plus que jamais est-elle dans bien des têtes somnolentes en ces semaines confinées. Si le conte d’Ulf Stark rend possible l’ultime grande aventure, la réalité ne permet que des évasions par l’imagination. Or, une lettre, même simple et courte, peut avoir la vertu d’une bouteille à la mer. Elle peut suggérer ce que définitivement ils n’auront plus l’occasion de voir : les rues, les gens, les paysages, la mer, tout ce qui se trouve aux confins de leur espace confiné.
« Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit. »
Chacun connaît la chanson. La valeur d’une société ne se mesure-t-elle pas à sa capacité à prendre soin de ses aînés ? Parmi les urgences spirituelles et citoyennes du moment, et puisque leur vie, plus encore que toutes les autres ne tient qu’à un fil, comment ne pas avoir envie d’inviter la jeunesse à s’en saisir pour renouer avec force et conviction le lien de l’inter-génération.
Antony Soron, INSPÉ Sorbonne Université
Ressources
• Jean-Noël Pancrazi, Long séjour, Gallimard, coll. « L’un L’autre », 1998.
• Ulf Stark (illustrations de Kitty Crowther), La Cavale, traduit du suédois par Alain Gnaedig, l’école des loisirs, « Pastel », 2019.
• Annuaire des ÉHPAD (adresses postales et numériques) :
Pour participer à cet échange,
inciter vos classes à écrire aux résidents d’un ÉHPAD proche,
mettre en ligne les lettres papier, numériques, audio ou vidéo sur ce site
contactez la rédaction de l’École des lettres :
Merci de relayer cette initiative venue des élèves !
Bonsoir,
Je suis d’accord avec le commentaire précédent. C’est une belle initiative mais pourquoi ne pas l’élargir à tous ceux qui le souhaitent.
Pourquoi restreindre cette initiative aux seules classes ? Pourquoi ne pas demander à chacun de nous ? Nous, adulte qui avons souvent du temps en cette période.
Je vais écrire de ma propre initiative et en mon nom propre car j’ai le temps et l’envie de le faire.