Bilan du grand oral après une année sans visages
BACCALAURÉAT. Ça n’est pas tant la dimension orale de cette nouvelle épreuve qui pose problème que sa préparation tôt dans l’année. Le grand oral implique de travailler autrement, à plusieurs enseignants si possible. Elle incite aussi les candidats à lire et à s’appuyer sur leurs lectures.
Par Stéphane Labbe,
enseignant en collège et lycée dans l’académie de Rennes
J’ai fini mon travail d’examinateur du grand oral cette troisième semaine de juin 2021. Vingt-quatre élèves ont exposé leurs questionnements avec plus ou moins de bonheur et, durant tout ce temps, mes pensées se sont souvent tournées vers mes élèves. Ceux que j’ai accompagnés toute l’année, qu’il m’a été parfois difficile de convaincre que l’épreuve aurait bien lieu, qui ont hésité, douté, et qui ne s’y sont mis, pour certains qu’au dernier moment.
Cette année aura été bien singulière. Une des plus pénibles que j’ai connue dans ma carrière d’enseignant, qui compte maintenant plusieurs décennies. Qui m’aurait dit qu’un jour, je ferais cours toute une année à des élèves dont je ne verrais pas le visage ? 2020-2021, l’année sans visages… Une des grandes difficultés aura été, pour beaucoup d’entre nous, ce masque qui gomme l’expression des émotions et des sentiments, ainsi que les interactions qu’elle génère.
La lecture, « mécanique vivante de la parole »
En classe, nous avions pourtant commencé tôt à nous pencher sur la question du grand oral. Mon collègue de philosophie insistait beaucoup sur l’appropriation : « Que cette question soit vôtre, vous touche ! » Et il n’avait pas tort, les élèves ont si peu l’occasion de s’exprimer vraiment dans le système scolaire français.
J’insistais pour ma part sur la lecture. J’étais au fond persuadé que les cinq minutes d’exposé ne poseraient pas de problème, à condition bien sûr qu’elles aient été soigneusement préparées. Je me faisais plus de souci pour les dix minutes d’entretien qui suivraient, tant il m’apparaissait évident qu’on reviendrait sur l’exposé du candidat, qu’on l’inviterait à approfondir tel ou tel point, qu’on chercherait à savoir si sa prestation n’avait pas été purement scolaire mais correspondait bien à un investissement, et s’il était capable de faire part de ses lectures et d’élargir sa réflexion aux questionnements initiés par le programme.
Cette intuition a été confortée par Bertrand Perrier qui intervenait le 20 juin sur France Info : « Est-ce qu’il faut lire pour être bon à l’oral ? », lui a demandé le journaliste Ersin Leibowitch. Et l’avocat, professeur d’art oratoire, de répondre (en substance) : « Par la lecture, on acquiert du vocabulaire, de la syntaxe, on trouve son style, on acquiert de l’imagination à travers l’imaginaire des autres, on acquiert mille vies, on peut vivre d’autre vies que la sienne. La lecture est la mécanique vivante de la parole1 ».
Les thèmes et leur approche
Fort de cette certitude également, j’avais demandé à mes élèves, à la veille des vacances d’automne, de m’indiquer leur thème de réflexion. Il est délicat d’élaborer une progression en humanités, littérature, philosophie, pour deux raisons :
1) Nous sommes deux à enseigner la discipline, et il faut donc s’accorder.
2) Les programmes sont curieusement conçus et les exigences de l’examen écrit obligent à penser l’année de façon particulière.
Si le premier point est l’affaire du binôme enseignant, le second concerne tous les binômes de France. L’épreuve écrite, qui doit avoir lieu en mars, est ainsi définie dans le bulletin officiel de l’Éducation nationale :
« Dans le cadre de l’épreuve de spécialité de terminale, seul le programme limitatif suivant est évaluable :
Semestre 1
Objet d’étude – La recherche de soi :
– « Les expressions de la sensibilité » ;
– « Les métamorphoses du moi ».
Semestre 2
Objet d’étude – L’humanité en question :
– « Histoire et violence » ;
– « Les limites de l’humain ».
Les notions rencontrées en classe de première (cf. arrêté du 17 janvier 2019 paru au BOEN spécial n° 1 du 22 janvier 2019) mais non approfondies en classe de terminale, doivent être connues et mobilisables. Elles ne peuvent cependant pas constituer un ressort essentiel du sujet2. »
Cela signifie qu’en mars, il faut avoir abordé les thématiques des « Expressions de la sensibilité » et des « Métamorphoses du moi » dans le cadre du premier objet d’étude, puis celles d’« Histoire et violence » et des « Limites de l’humain », dans le cadre du second. En conséquence, une progression d’année, pensée logiquement en fonction de l’écrit, relègue pour l’après-mars les objets d’étude « Éducation, transmission et émancipation », lié à la recherche de soi, et « Création, continuités et ruptures », lié à la thématique de l’humanité en question.
En élaborant notre progression, mon collègue et moi avions anticipé cette curiosité de l’écrit et conçu notre enseignement sur le modèle suivant :
Les expressions de la sensibilité (septembre-octobre) Les métamorphoses du moi (octobre-novembre) Histoire et violence (décembre-janvier) Les limites de l’humain (janvier-février) Éducation, transmission, émancipation et création, continuité, rupture (troisième trimestre)
Le succès de l’éducation
Nous n’avions pas prévu que l’objet d’étude « Éducation, transmission et émancipation » susciterait un tel engouement chez nos élèves. Or, pratiquement un sujet sur deux a porté sur cette thématique, avec une majorité de sujets concernant la question de l’éducation des filles. Ceux qui travaillaient tôt leur oral allaient devoir prendre de l’avance sur le cours.
De cette difficulté, je retiens, pour l’année prochaine, la nécessité de présenter dès le début de l’année, peut-être sous forme de cours magistral, les six grandes thématiques du programme, de manière que ceux qui veulent orienter leur travail sur l’une des thématiques abordées en fin d’année puissent le faire très tôt.
Je maintiens l’idée selon laquelle la lecture doit jouer un rôle primordial dans cette préparation. J’avais donné aux élèves des bibliographies sur chacun des thèmes. Celles-ci prenaient en compte les indications données par les bulletins officiels3, mais aussi un certain nombre d’œuvres, plus abordables, susceptibles de nourrir leurs réflexions. Ces bibliographies, mises à disposition sur un espace de travail partagé, ont d’ailleurs été échangées et enrichies par les élèves eux-mêmes.
J’ai d’ailleurs demandé à chacun d’eux de préparer la présentation orale d’une œuvre en relation avec le thème qu’il choisissait pour le grand oral. La consigne était simple : l’exposé durerait cinq minutes et contiendrait une question d’interprétation portant sur l’ensemble du livre retenu. Je faisais ainsi coup double, les élèves enrichissaient leur culture et bénéficiaient d’un premier entraînement.
Préciser la question
Les thématiques validées après les vacances de la Toussaint, il restait à préciser la question à rédiger soi-même. Nous avons donné comme date butoir l’entrée dans les vacances d’hiver, tout le monde devrait avoir fait valider une question par le professeur de philosophie ou de littérature pour la fin décembre.
C’est sans doute cette opération qui a posé le plus de difficultés : comment limiter le champ de recherche ouvert par une question ? Certains élèves avaient choisi des questions rappelant le principe de la dissertation philosophique comme : « Le désir fait-il souffrir ? ». D’autres se sont centrés sur une œuvre : « Quelle image de l’esclavage le roman de Toni Morrison Beloved » renvoie-t-il ?
L’expérience montre que, plus le cadre du questionnement est précis, mieux l’élève maîtrise son sujet. Ce qui s’est avéré juste au cours de l’entraînement annuel s’est aussi vérifié au moment du passage des oraux cette session. La question « Comment la comtesse de Ségur envisage-t-elle la » bonne » éducation dans Les Petites filles modèles ? » s’est révélée beaucoup plus pertinente que « L’écrivain a-t-il besoin de solitude pour créer ? »
Je ne veux pas dire que nous allons formater les élèves et les obliger à se pencher sur des questions de spécialistes, mais nous attirerons, malgré tout, leur attention sur le fait qu’une question très large peut appeler, de la part des jurys, aussi bienveillants soient-ils, des réactions très diverses et parfois inattendues. À l’inverse, une question précise peut être aisément approfondie dans le courant de l’année et il est évidemment plus facile d’imaginer les questions et rapprochements qu’elle peut susciter de la part d’un jury.
S’entraîner
C’est un grand avantage de travailler à deux sur un même programme : les questions engagées, nous avons pu donner pour mission à nos élèves d’enregistrer un premier état de leurs prestations orales pour la fin février, et nous nous sommes partagés leur audition. Ces enregistrements ont constitué des bases de travail précieuses :
1) Pour les élèves, dans la mesure où ils ont pu tester leurs arguments, les ordonner et les faire tenir dans les cinq minutes cadre.
2) Pour nous, enseignants, nous avons pu revenir sur l’expression, les plans mis en œuvre, la qualité des arguments et des exemples, suggérer d’intégrer tel ou tel élément du cours vu dans l’année, etc.
Nous avons pu constater aussi, année Covid oblige, que certains tenaient à peine deux minutes, et se persuadaient, confortés par les médias, que l’épreuve n’aurait pas lieu. L’année prochaine sera différente et nous éviterons, je l’espère, cet écueil.
Malgré le parcours balisé que j’ai décrit, les oraux blancs de fin d’année se sont révélés très inégaux. C’est là que nous nous sommes rendu compte des difficultés que pouvaient poser tel sujet trop vaste pour être traité en cinq minutes ou tel plan mal ficelé. Il nous a fallu dans l’urgence reprendre questions et raisonnements. La dimension orale qui interroge tant les journalistes ne pose pas de problèmes majeurs. Bien sûr, il faut apprendre à gérer le stress, à regarder son auditoire, à mémoriser sa prestation. Mais ces difficultés, si on a pris un tant soit peu de temps pour les travailler, se dissipent assez vite.
Une chance à saisir
Je retiens que ce grand oral nous engage à travailler un peu différemment, il nous faut donc le saisir comme une chance, pour nous comme pour nos élèves. Les thèmes proposés sont passionnants et donnent aux futurs étudiants l’opportunité de s’emparer d’un sujet qui les concerne réellement.
L’un des bons oraux auxquels j’ai assisté, en tant qu’examinateur, interrogeait la représentation de la violence dans certaines romans qui avaient pour arrière-plan le génocide tutsi : le candidat était originaire du Rwanda. Un autre concernait la sensibilité amoureuse dans le mythe de Tristan et Yseult au XXe siècle et concluait en s’interrogeant sur la notion de courtoisie dans les rapports filles-garçons d’aujourd’hui.
Les candidats au grand oral sont invités à se saisir de ces fabuleux outils que leur donnent la littérature et la philosophie pour interroger le monde et la vie, leur monde et leur vie. À nous de leur montrer que littérature et philosophie n’ont jamais été aussi pertinentes dans ce monde qu’ils vont habiter et dont les valeurs, les bases mêmes, sont ébranlées par la pandémie et l’urgence climatique. Le sens est présent dans ces œuvres éternelles et ces lumières du passé qui ont pour fonction d’éclairer l’avenir.
S. L.
[1] Bertrand Perrier, Grand oral du bac : les derniers conseils de Bertrand Périer, expert de l’art oratoire, France Info, dimanche 20 juin, https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/8h30-fauvelle-dely/grand-oral-du-bac-les-derniers-conseils-de-bertrand-perier-expert-de-l-art-oratoire_4652297.html
[2] https://www.education.gouv.fr/bo/19/Hebdo17/MENE1910712N.htm
[3] https://cache.media.eduscol.education.fr/file/SPE8_MENJ_25_7_2019/92/0/spe255_annexe_1158920.pdf