« Wendy », de Benh Zeitlin : une ode à la fratrie
CINÉMA – Les confinements successifs ont décalé sa sortie en salle, et l’on sait désormais que le «Wendy» du cinéaste américain Benh Zeitlin ne sera pas le «conte de ce Noël 2020» que promet l’affiche. Sans doute sera-t-il celui de l’année prochaine. Car, dans le monde de Peter Pan, tout est toujours possible…
Ce film, centré sur le personnage de Wendy Darling, fait de la fillette une force de courage et d’imagination dans une île volcanique parsemée de dangers où les « enfants perdus » sont livrés à eux-mêmes et à la peur de vieillir.
Peter Pan, figure de liberté et d’emprisonnement
Difficile de savoir si Peter Pan est un compagnon bienveillant. Chaque enfant est à la fois subjugué et prudent devant ce grand lutin capable du meilleur : voler, s’introduire par la fenêtre, rejoindre un bateau dans les airs, parler aux créatures fantastiques, affronter Crochet… Mais aussi du pire : enlever Wendy afin de la recruter comme mère de substitution pour lui et les « enfants perdus », lui faire exécuter des tâches ménagères et éducatives, l’exposer à la jalousie de Clochette, lui montrer son emprise autoritaire… Enchanter son monde, mais dépendre de cet enchantement : chez Benh Zeitlin, Peter Pan est à la fois une figure de liberté et d’emprisonnement puisqu’il est limité par les rivages de cette île dont il ne peut s’éloigner ni dans l’espace, ni dans le temps.
Les clés de l’imaginaire
Seulement, cette figure mythique, née au tout début du XXe siècle sous la plume de l’Écossais James Matthew Barrie, détient les clés du « Pays imaginaire », c’est-à-dire du lieu où les imaginaires de tous les enfants se retrouvent et ont droit de cité. Comme une immense fête qui ne finirait jamais.
Cette dimension apparaît avec force dans le Wendy de Benh Zeitlin. Le réalisateur a grandi avec Peter Pan. Sa sœur et lui, dit-il, se sont construits en fréquentant ensemble cet ami imaginaire qui les a soudés. De lui il retient les jeux inépuisables, sans contrainte, sans adultes.
Les scènes les plus exaltantes de son film sont peut-être justement celles où les enfants jouent dans la nature, l’eau, la plage, la forêt, avec une ferveur éblouissante, mais aussi un peu inquiétante. Car le Peter Pan de Benh Zeitlin est résolument sans limite. Wendy et ses frères le comprennent dès les premières heures passées en sa compagnie. En fait, dès que Peter pousse Wendy par la portière du train au-dessus d’un pont. Et Wendy saute. Comme elle a sauté de la fenêtre de sa chambre sur le train en gare pour le rejoindre. Comme elle sautera avec lui du haut d’une falaise dans l’île.
Soif de nouveaux horizons
Et le moteur de cet éveil, ce n’est pas lui, Peter, mais elle, Wendy. Une gamine d’une dizaine d’années qui vit en Louisiane au temps de la machine à vapeur. Futée, dégourdie, rêveuse, elle a grandi avec deux aînés jumeaux qui la couvent et lui emboîtent le pas, car elle est d’une témérité à toute épreuve. Avec ses allures de Tom Sawyer, elle regarde les trains qui passent par la vitre de la gare dont leur mère célibataire tient le buffet, avec une folle envie d’ailleurs.Toute petite, elle a été témoin du départ d’un de leurs camarades, qui s’est enfui pour échapper à l’avenir que lui traçaient les adultes.
Quant au Peter Pan de Benh Zeitlin, c’est un enfant sauvage de six ans peut-être, comme Hushpuppy, la petite héroïne des Bêtes du Sud sauvage (2012), mais aussi facétieux qu’elle était douce. Il a la peau noire et les dents en avant, une veste ouverte sur un petit torse nu. Un sourire très pré- sent qui se tord en ricanement.
Sa force réside d’abord dans la fas- cination qu’il exerce sur Wendy, ses frères et les «enfants perdus» – une fillette et quelques garçons. Tous ont en commun de n’avoir pas grandi grâce à un monstre marin qui détient le secret de jouvence et que Peter appelle « mère ». Pas de fées ni de sirènes sur cette île volcanique où il évolue entre jeux dangereux et communion quasi chamanique avec les éléments. Il semble rescapé d’une irruption qui a enseveli une autre partie de l’île. Une partie sombre où des vieillards survivent, zombifiés, dans un dénuement physique et mental extrême.
L’horreur de vieillir
Ainsi, ce Wendy, inspiré de la figure mythique de Peter Pan, est moins une fable sur la peur de grandir que sur l’horreur de vieillir. Benh Zeitlin joue sans cesse sur deux registres : aventure et danger, hauteurs et abysses, partie luxuriante de l’île et partie dévastée, enchantement et désenchantement… Les personnages qui incarnent le mieux cette dualité sont les grands frères de Wendy, leur gémellité per- mettant au réalisateur de métaphoriser le face-à-face entre l’enfant et le vieillard. En effet, l’un disparaît, laissant l’autre dans un tel désarroi qu’il va sacrifier une main et vieillir au point de passer dans l’autre camp et de devenir… le capitaine Crochet, sous l’œil médusé de Wendy.
L’enchanteresse, dans ce tableau assez anxiogène aux décors naturels envoûtants, n’est ni la mère nature, ni la mère poisson lumineux, ni l’enfant lutin, mais cette fillette courageuse et déterminée choisie par Peter pour sa force d’imagination et qui va entre- prendre de sauver tous ses frères, de sang et de jeux.
Alors le film se fait voyage initia- tique où elle seule parvient à résoudre les énigmes, déjouer les pièges et trouver le chemin d’un retour, ou d’une suite. Plus qu’une rêverie nos- talgique sur l’enfance perdue, Wendy est une ode à la fratrie sous toutes ses formes, et pour toujours.
Ingrid Merckx
Voir sur ce site :
« Peter Pan », de James Matthew Barrie, par Stéphane Labbe.