« Music-hall », de Jean-Luc Lagarce, mise en scène de Glysleïn Lefever
THÉÂTRE – Avant de courir tous les soirs (ou presque) depuis le 18 juin sur le plateau de la salle Richelieu pour les représentations du Bourgeois gentilhomme (mis en scène par Valérie Lesort et Christian Hecq sur lequel nous reviendrons), la comédienne Françoise Gillard est la Fille, personnage central et cœur battant de Music-hall de Jean-Luc Lagarce, donné à 18 heures au Studio-Théâtre, dans une mise en scène de la chorégraphe, danseuse et comédienne Glysleïn Lefever.
Et comme tous les soirs, la Fille raconte, fantasme ou rejoue sa vie de meneuse de revue. Avec une grandeur un peu flétrie qui lui tient lieu de dignité – qu’elle porte comme un boa à la manière égarée de Gloria Swanson dans Boulevard du crépuscule de Billy Wilder (1950) –, elle se lance dans des récits épiques, dresse de ses spectacles des tableaux poignants, esquisse des histoires d’amour et de désirs inassouvis, refoulés, retenus au coin d’un œil triste ou offerts en coulisses à ses deux Boys, amis, amants, complices de solitude aux corps et aux sourires gracieux (les excellents Gaël Kamilindi et Yoann Gasiorowski).
Le rêve à paillettes que la Fille fait planer au cours de ses soirées musicales efface la banalité des petites salles (de province, de banlieue) où elle se produit – le faisceau des projecteurs l’aidant à repousser dans l’ombre la laideur des jours présents.
Vague à l’âme
« Ne me dis pas que tu m’adores / Embrasse-moi de temps en temps… » La ritournelle de la chanson de Joséphine Baker est un leitmotiv du passé dont la Fille raffole, qui la hante et l’enchante. Et l’apaise. Ses bons boys la lui susurrent à l’oreille, la lui offrent en bouquet de mots, certes un peu fanés, qui l’aident à tenir malgré l’indifférence du public et les salles de plus en plus clairsemées. Pour que s’accomplisse la magie et que renaisse la douce mélancolie des souvenirs qui attendrissent et qui transportent, qui font tanguer les âmes.
Les gestes délicats de l’actrice (ensorceleuse Françoise Gillard) terminent des phrases, ajoutent des mots aux mots, comblent les non-dits des histoires qui s’effacent, qui finissent par s’oublier. Dans la petite salle du Studio-Théâtre, qui est un écrin d’intimité propice aux confidences et chuchotements du passé, la Fille passe en revue sa vie de meneuse de revue. Les mots de Lagarce qu’elle prononce ont la puissance évocatrice des drames intimes, qui parlent tout bas des petites douleurs ordinaires et des grands moments secrets. Au milieu d’un décor diaphane (clinique, diront certains), cerné du voilage de la mémoire dépouillée, la Fille trône sur son tabouret. Elle prend des poses, joue de sa sensualité et s’en amuse. Mais n’abuse personne. À commencer par elle-même. Ses Boys, à ses côtés, sourient, soupirent, s’ennuient. Ils connaissent la chanson…
Entre les plis du texte et des souvenirs, il y a ici beaucoup d’humour. Et d’élégance, à la fois dans les corps des comédiens et les histoires qu’ils mettent en scène. Une élégance teintée d’ironie face à la fin annoncée. Celle, en sous-texte, de Lagarce qui, à l’instant de l’écriture de Music-hall, sait depuis peu qu’il est atteint du sida ; celle de la Fille (son double) qui, à l’heure crépusculaire de sa carrière, regarde droit devant elle, « l’œil fixé sur ce trou noir où [elle] saï[t] qu’il n’y a personne. » Seule, de plus en plus seule, sur son précieux tabouret, qui, plus qu’un accessoire, est tout pour elle, la quintessence de son art, ou une falaise au bord de laquelle elle s’assied tous les soirs pour, devant le « trou noir » et face à elle-même, remettre sa vie en jeu et ravir la nôtre.
Philippe Leclercq
• Du 2 juin au 11 juillet 2021, à la Comédie-Française (Studio-Théâtre), à Paris.