Échos et déchirure
Inspiré de faits historiques, le cinquième long métrage de Jasmila Zbanic tisse une fiction qui ramène aux heures les plus sombres du conflit bosniaque. La Voix d’Aïda se déroule dans un périmètre unique et fermé, où les civils sont les otages d’une guerre qui les dépasse, autour d’un personnage d’interprète impliquée et écartelée. En salle le 22 septembre .
Par Philippe Leclercq
L’action se déroule à quarante minutes de vol de Vienne, à deux heures de Berlin, aux portes de l’Union européenne. À portée de voix des principales instances internationales du Vieux Continent politique.
Nous sommes en juillet 1995. La guerre en Bosnie-Herzégovine, commencée trois ans et demi plus tôt, a déjà fait cent mille morts et plus de deux millions de déplacés. Les forces bosno-serbes, commandées par le général Ratko Mladic, marchent sur Srebrenica, ville alors peuplée de vingt-cinq mille habitants à majorité musulmane, enclavée dans une région (orthodoxe) à l’est de la Bosnie-Herzégovine. Une enclave, ou plutôt une entorse intolérable aux yeux des Serbes de Bosnie, engagés dans un processus de reconquête slave orthodoxe.
La pression sur la population est intense. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants terrorisés affluent vers la base militaire de l’ONU, située dans les proches environs de Srebrenica. La ville, pourtant déclarée « zone de sécurité », est bombardée et menacée d’assaut. Les habitants réclament la protection des Casques bleus. Au cours d’une réunion d’urgence, le premier édile de la ville insiste, s’emporte, supplie, demande de nouvelles garanties. Aïda, une enseignante d’anglais réquisitionnée comme interprète auprès des forces onusiennes, traduit. Le colonel Karremans promet à nouveau. Sans convaincre. La sinistre partition qui se joue alentour lui échappe. « Je ne suis que le pianiste », concède-t-il pauvrement, laissant son interlocuteur interdit, indigné, fou de rage…
Jeu de dupes
Cette scène entre le maire de Srebrenica et le chef du contingent néerlandais, sous mandat de l’ONU, est posée dès l’entame de La Voix d’Aïda comme le postulat d’une tragédie annoncée. L’extrême tension de sa mise en scène évoque une partie westernienne de poker dont les enjeux consistent moins à montrer le désarroi des futurs perdants qu’à faire étalage de la faiblesse des « cartes » dont dispose celui qui est censé agir. Avec sa « petite main », le responsable des Casques bleus se livre à un jeu de dupes en cherchant à donner au maire l’illusion d’une partie bien engagée. Il l’invite à le croire sur parole et à prendre pour argent comptant la menace d’ultimatum qu’il a adressée aux Serbes afin qu’ils déposent leurs armes lourdes. Faute de quoi, précise-t-il, les avions de l’Otan entreront en action et attaqueront leurs positions…
Pendant ce temps, les hommes de Mladic continuent d’avancer et se préparent aux pires atrocités commises sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale. Le grand hangar du camp de l’ONU, où Aïda a retrouvé l’un de ses deux fils, Sejo, dix-sept ans, s’est rempli de réfugiés en quelques minutes, obligeant les Casques bleus à en interdire l’accès. Dehors, hors de l’enceinte, des milliers de personnes attendent dans l’anxiété, privées de tout : eau, nourriture, soins…
Profitant de ce que Mladic exige des Casques bleus qu’ils lui désignent trois représentants de la société civile pour entamer ce qui va s’avérer une parodie de négociation au libre départ des Bosniaques musulmans, Aïda parvient à faire entrer son mari et son aîné dans la base. Où bientôt, les militaires onusiens, pris au piège des manœuvres de Mladic, voient débarquer les soldats serbes, déterminés à séparer les hommes des femmes et enfants, et à les entasser dans des bus en vue de leur « déplacement »… Commence dès lors pour Aïda un véritable parcours du combattant visant à extirper les trois hommes de sa vie des griffes d’une mort certaine.
Plus de huit mille morts
Inspiré de faits historiques, ce cinquième long métrage de la réalisatrice Jasmila Zbanic (Sarajevo, mon amour, 2006) tisse une fiction qui nous ramène aux heures les plus sombres – emblématiques – du conflit bosniaque (1992-1995), dont la dimension génocidaire a été depuis reconnue par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et la Cour internationale de justice (CIJ).
Face à des Casques bleus impuissants et livrés à eux-mêmes, la soldatesque du général Ratko Mladic (condamné en 2017 à la prison à vie pour génocide et crimes contre l’humanité) entreprend de vider le camp onusien et ses alentours de la population musulmane venue s’y réfugier lors de l’invasion de Srebrenica le 7 juillet (1995) – une population alors encore très nombreuse, car convaincue de ne pas fuir la ville, suite aux promesses de sécurité formulées entre autres dès 1993 par le général français Philippe Morillon, à la tête d’un bataillon de la Force de protection des Nations unies (Forpronu).
Le 11 juillet donc, la machine de « l’épuration ethnique » se met en marche. Durant cinq jours, jusqu’au 16 juillet, les Serbes se livrent à un massacre systématique, massif, entraînant la mort de 8 372 hommes et adolescents, précise le générique de fin du film, qui, après avoir été emmenés dans des véhicules, furent abattus et jetés dans des fosses communes.
Porte-parole de la peur et de l’espoir
Comme Le Cercle parfait, d’Ademir Kenovic (1997), en son temps inscrit au programme de « Collège au cinéma » et traitant, pour sa part, du siège de Sarajevo (1992-1996), le récit de La Voix d’Aïda se déroule dans un périmètre quasi unique et fermé, où les civils sont les otages d’une guerre qui les dépasse et dont ils sont la première cible (une guerre non pas civile, mais « contre » les civils, en somme).
La cinéaste Jasmila Zbanic fait de cette unité de lieu l’espace d’une peur oppressante et d’une mise en scène empruntant aux codes du thriller. L’urgence est le moteur de l’action, la fuite envisagée comme seule possibilité de survie. La caméra à l’épaule colle en permanence aux pas pressés de l’héroïne. Ses courses dans le grand hangar du camp dessinent une géographie labyrinthique qu’elle traverse en tous sens et dont elle s’efforce de trouver l’issue. Aïda va, vient, fend la foule compacte des gens rassemblés, entassés pêle-mêle, traumatisés, blessés, au bord de la folie ; elle traduit, questionne, écoute ce qui se dit, rassure l’un, convainc l’autre, portée par un furieux instinct de vie, de femme et de mère. Son badge officiel de l’ONU est un sésame, qui lui permet de circuler librement dans le camp, et sa voix un fil d’Ariane, qui lui donne progressivement l’espoir d’escamoter sa famille à la vigilance des Serbes.
Sa voix permet à Aïda d’avoir l’oreille du commandement hollandais ; elle est un privilège dont celle-ci tente d’user afin de faire inscrire son mari et ses fils sur la liste du personnel onusien à évacuer d’urgence. Sa voix est aussi le support d’une déchirure, car elle se fait la chambre d’écho des peurs d’une population menacée d’extermination en même temps que le canal de transmission des consignes douloureuses que lui dictent les soldats de l’ONU. Ils annoncent, notamment à la foule suppliante, la fermeture du camp ou invitent les gens du hangar à se rassembler par groupe de cinq pour monter dans les bus d’évacuation. Aïda se fait ainsi, bien malgré elle, la complice des non-dits, sinon de l’incurie des soldats onusiens désarmés, transformés en auxiliaires du nettoyage ethnique : en 2017, la cour d’appel de La Haye a confirmé la responsabilité partielle de l’État néerlandais dans la mort de plus de trois cents hommes et adolescents musulmans lors du massacre de Srebrenica.
(Dé) mission de l’ONU
Le jeu de l’actrice serbe Jasna Duricic est de bout en bout bouleversant, âpre, tendu comme le fil de ses regards intenses, et grave comme le timbre de sa voix profonde. Les responsabilités du personnage qu’elle incarne, et sa détermination à agir, tiennent la narration à bonne distance du pathos et en parfait accord avec les choix de mise en scène, renvoyant avec pudeur dans le hors-champ des images le difficile traitement des tueries de masse.
Sans exonérer le contingent hollandais de ses défaillances durant les exactions commises par les soldats serbes, le film de Jasmila Zbanic pointe avec justesse l’impréparation du dispositif de protection de la population locale. Il souligne en particulier les dysfonctionnements de la chaîne de commandement, l’absence de réaction (dérobade ? manquement ? démission ?) aux appels d’urgence lancés par le général Karremans à sa hiérarchie afin d’obtenir un soutien efficace qui ne les réduirait pas, lui et ses hommes, au rang de spectateurs de la macabre besogne des Serbes…
Devoir de mémoire
Le souvenir des journées de juillet 1995 demeure une plaie vive dans l’esprit des musulmans de Bosnie.
La Voix d’Aïda, dont la présence sur les écrans était initialement programmée en 2020, année de commémoration du 25e anniversaire du massacre de Srebrenica, donne au devoir de mémoire un sens d’autant plus important que le négationnisme serbe, relayé par de solides appuis politiques, universitaires et culturels, circule aujourd’hui avec une virulence jamais atteinte en Bosnie. Ce déni des atrocités commises en 1995 est une guerre qui se poursuit à bas bruit et qui continue de diviser les communautés et d’entretenir les rancœurs et les haines. Cette guerre se perpétue dans les rues et dans les maisons, d’un trottoir ou d’un magasin à l’autre montre la seconde partie du film de Jasmila Zbanic, quand Aïda, quelques années après la fin des hostilités, revient dans son ancien quartier d’habitation.
Des hommes dans la rue la reconnaissent et la « fusillent » du regard. Entre ceux-ci et Aïda, un haut mur d’inimitié est dressé, repoussant ouvertement « l’intruse ». La braise continue de couver, la menace de rôder, qui voudrait rendre impossible le projet de retour de l’héroïne dans sa ville – et les murs de son appartement où se sont installés un ex-soldat serbe et sa jeune femme. Veuve et sans enfant désormais, Aïda n’a plus rien à perdre, affirme-t-elle à cette dernière, qui la prévient des possibles difficultés de cohabitation. Partir serait, pour elle, abdiquer, se soumettre, désavouer la mémoire des siens, de son mari et de ses deux fils dont elle est allée identifier les restes. Partir reviendrait à les oublier, à se dérober à leur mémoire, à renoncer aux souvenirs de leur présence. Rester, en revanche, lui permet de reprendre voix auprès des enfants qu’elle aime et qu’elle a décidé de retrouver en exerçant derechef son métier d’enseignante, tourné vers l’avant et situé au croisement des différences et des communautés rassemblées.
P. L.
La Voix d’Aïda, film bosniaque (1h44) de Jasmila Zbanic, avec Jasna Đuričić, Izudin Bajrovic, Boris Ler.