Mort sur le Nil,
l’heureuse trahison de Kenneth Branagh
Le cinéaste s’est lancé dans une réécriture à la fois classique et baroque du roman d’Agatha Christie. Il donne une vision romantique et joyeuse d’Hercule Poirot. Une de ses plus belles réussites depuis Henri V.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
Le cinéaste s’est lancé dans une réécriture à la fois classique et baroque du roman d’Agatha Christie. Il donne une vision romantique et joyeuse d’Hercule Poirot. Une de ses plus belles réussites depuis Henri V.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres
Depuis 1989 et son Henri V, Kenneth Branagh n’a cessé d’adapter au cinéma des œuvres littéraires dont il donne généralement une interprétation des plus personnelles. S’il a su adapter Shakespeare avec bonheur (avec Henri V notamment ou Beaucoup de bruit pour rien), il a également parfois été sujet à controverse, et sa première adaptation des aventures du petit détective belge d’Agatha Christie (Le Crime de l’Orient-Express) a été beaucoup décriée par la critique, sans doute était-il difficile de passer après Sydney Lumet.
Avec Mort sur le Nil – en salles depuis le 9 février –, Kenneth Branagh récidive et donne un film d’une grande intensité, tout en approfondissant sa vision du personnage d’Hercule Poirot. Les inconditionnels d’Agatha Christie seront peut-être déçus. Ils peuvent aussi se dire que c’est le propre des grandes œuvres que de donner matière à interprétations multiples, voire contradictoires, que l’on songe aux destins de personnages comme Robinson ou Sherlock Holmes.
On retrouvera dans cette version de Mort sur le Nil deux des qualités qui font l’esthétique de Kenneth Branagh. Un classicisme assumé : le réalisateur aime l’unité d’action, les parallélismes et l’équilibre. Ainsi que des décors baroques et des situations cocasses qui donnent à son cinéma un élan particulier, une esthétique déroutante mais bienvenue lorsqu’elle est maîtrisée.
Curieusement, c’est en voulant imposer sa vision d’un Poirot humain, qui cherche à justifier la mécanique de ses petites cellules grises, que le réalisateur se montre le plus classique. Le film est découpé en deux parties bien nettes, la première, lumineuse, dominée par la figure rayonnante d’une Gal Gadot joliment ambiguë (Linnett Ridgeman) et les blues endiablés de Rosetta Tharpe, remis au goût du jour par le personnage Salome Otterbourne, une création réussie des scénaristes, conduit gaiement les personnages vers un premier dénouement dramatique, la mort de Linnett. Commence alors la deuxième intrigue, tournée de façon beaucoup plus sombre, où le personnage de Poirot endosse son rôle habituel d’enquêteur. La musique et les lumières chatoyantes disparaissent pour faire du voyage sur le Nil une sorte de convoi funèbre baigné d’obscurité, auquel une mise en abîme judicieuse (les victimes du tueur sont elles-mêmes déplacées par des porteuses qui rappellent la dimension rituelle du roman policier) vient donner sens.
Les deux parties du film sont encadrées par un prologue et un épilogue londonien qui se répondent. Le sacrifice de l’héroïne prend sa source dans une histoire lointaine : la rivalité amoureuse avec son amie Jacqueline de Bellefort (Emma Mackey). Une heureuse astuce de mise en scène les fait apparaître comme les deux dames opposées d’une partie d’échecs, l’une vêtue de rouge est éclipsée auprès du roi (Simon Doyle qu’interprète virilement, comme il se doit, Armie Armer) par la dame blanche (Gal Gadot).
Un lyrisme affirmé
Si l’intrigue respecte les grandes lignes du roman d’Agatha Christie, les personnages secondaires sont profondément modifiés pour donner corps à l’une des lignes de force du film : il n’y a pas d’amour heureux. Et c’est dans cette volonté de démontrer la justesse de cette thèse que Branagh donne à son film une dimension baroque et lyrique affirmée.
La première victime de l’amour, c’est Poirot lui-même. Kenneth Branagh l’avait déjà suggéré inconsolable d’un amour perdu dans l’opus précédent. Il remonte aux sources de l’histoire dans un prégénérique étonnant : les lecteurs d’Agatha Christie savaient que Poirot avait combattu pendant la Grande Guerre, ils apprendront dans le film qu’il y a été blessé au visage (et non à la jambe comme Agatha Christie le suggère) et que sa blessure a été la cause indirecte de la mort de celle qu’il aimait. S’il est devenu cette machine à résoudre des énigmes, c’est pour noyer la douleur de son amour perdu.
L’idée d’un Poirot romantique est peut-être une invention, mais le jeu dynamique et le physique de Branagh lui donnent une crédibilité romanesque, et le réalisateur s’en trouve pardonné.
Le lyrisme, quant à lui, est partout. Mort sur le Nil est l’une des plus belles réussites d’Agatha Christie. Une cérémonie tragique dont les actions s’enchaînent en une mécanique implacable que meuvent les sentiments humains. L’envie étant sans doute celui qui anime avec le plus de constance les membres de la haute société que la reine du crime se plaisait à dépeindre dans ses romans. Si les paysages égyptiens en images de synthèse sont parfois trop chatoyants, la nature s’y manifeste dans toute sa cruauté : un crocodile surgit pour happer un héron, un brochet se jette sur un alevin et la cruauté des prédateurs reflète celle des humains. Le film de Branagh, parvient à refléter la dimension tragique du roman et illustre aussi son propre propos : l’amour passe, dérisoire, et pourtant…
Un Poirot réinventé
On pourrait recenser les écarts avec le roman tels que la fusion de certains personnages en un seul, comme le colonel Race (ami de Poirot) qui disparaît et se trouve curieusement fusionné avec ceux de Tim Allerton et de Salome Otterbourne, de Christie en un curieux Bouc dont on se demande comment il peut susciter l’amitié de Poirot. Kenneth Branagh veut faire de la mécanique Poirot un humain et il y parvient heureusement. Les fans d’Agatha Christie lui en voudront sans doute longtemps de lui avoir fait raser sa fameuse moustache, mais la trouvaille suggère qu’il faut parfois renoncer à soi-même pour aimer.
Le film de Kenneth Branagh, qui a occupé la tête du box-office américain, maintient les principales ficelles d’un scénario connu de tous les amateurs de romans à énigmes et fait de Poirot un personnage véritablement mythique, un peu comme les romantiques l’ont fait avec Don Juan, en le détournant de sa fonction originale pour manifester la complexité du cœur humain.
La mise en scène astucieuse, à la fois endiablée et tragique, manifeste ce mélange des registres qui faisait la réussite de Shakespeare selon Hugo. Les acteurs, bien dirigés, sont d’une justesse parfaite et font de Mort sur le Nil peut-être l’une des plus belles réussites de Branagh depuis Henri V. De quoi redoubler d’impatience pour la sortie de son Belfast (un récit autobiographique) prévue la semaine prochaine.
S. L.
Mort sur le Nil, film anglais (127 minutes) de et avec Kenneth Branagh, Gal Gadot, Emma Mackey, Armie Hammer, Rose Leslie, Tom Bateman, etc.