À la rencontre du Petit Prince
Six cents documents et objets sont présentés au musée des Arts décoratifs pour marcher sur les traces du Petit Prince. Cet enfant poète, amoureux d’une rose, né de l’imagination de Saint-Exupéry, aviateur explorateur défricheur de territoires vierges, qui se sentait inadapté dans le monde des adultes mais parvient encore à l’enchanter.
Par Philippe Leclercq
Six cents documents et objets sont présentés au musée des Arts décoratifs pour marcher sur les traces du Petit Prince. Cet enfant poète, amoureux d’une rose, né de l’imagination de Saint-Exupéry, aviateur explorateur défricheur de territoires vierges, qui se sentait inadapté dans le monde des adultes mais parvient encore à l’enchanter.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
« À la rencontre du Petit Prince », l’exposition parisienne qui se tient actuellement au musée des Arts décoratifs (MAD), est un ravissement. Et un événement sans précédent puisque, pour la première fois en France, y sont exposés 30 des 141 feuillets originaux, ainsi que les aquarelles du célébrissime chef-d’œuvre d’Antoine de Saint-Exupéry (1900-1944).
On a tendance à oublier que l’auteur et aviateur écrivit Le Petit Prince au cours des vingt-huit mois qu’il passa outre-Atlantique, dès la fin 1940, dans le but d’inciter le gouvernement américain à entrer en guerre contre l’Allemagne. Le texte y fut alors publié en français et en anglais en avril 1943 (en avril 1946 en France), et le manuscrit y demeura, précieusement conservé depuis à la Morgan Library and Museum de New York.
Traduit aujourd’hui dans près de 500 langues et dialectes – ce qui en fait l’œuvre littéraire la plus lue sur la planète après la bible ! –, Le Petit Prince a déjà été vendu à plus de 200 millions d’exemplaires (13 millions en France). Il s’en écoule environ 5 millions par an, et le chiffre d’affaires annuel des seuls produits dérivés vendus sous licence (mugs, figurines, fournitures scolaires…) avoisine les 100 millions d’euros. Voilà pour les « grandes personnes [qui] aiment les chiffres ». Or, nous savons tous que le livre de Saint-Exupéry n’est pas qu’une manne financière pour les descendants et ayants droit. Le Petit Prince est une œuvre intemporelle et universelle dont la présente exposition, riche de quelque 600 documents et objets, interroge les différentes sources auxquelles son génial auteur a puisé.
L’enfance du Petit Prince
Exilé aux États-Unis depuis plus d’un an, Antoine de Saint-Exupéry poursuit l’écriture de Citadelle (inachevé, 1948) quand l’éditeur Reynal & Hitchcock lui commande un conte de Noël pour enfants. Le pilote de l’Aéropostale, auteur de Courrier sud (1929) et de Vol de nuit (1931), est perçu comme l’écrivain de l’héroïsme. Il saura divertir l’esprit des petits Américains dont les pères partent à la guerre. Prévue pour la fin de l’année 1942, la parution de l’ouvrage est cependant retardée. L’écrivain a vu, entretemps, dans le projet, l’occasion de transmettre au plus grand nombre quelques-unes des valeurs humanistes qui traversent sa littérature : fragilité de la planète, grandeur de la fraternité, vertus de la liberté, incertitudes de la condition humaine, etc. Aussi apporte-t-il le plus grand soin à la rédaction du texte et à ses dessins.
Les premiers documents de l’exposition – photographies, lettres et dessins sortis de la succession Saint-Exupéry – indiquent sans surprise que l’œuvre s’enracine dans la prime jeunesse du conteur. Amateur des récits de Jules Verne, l’enfant rêve d’aventures. Il aime feuilleter les pages des dictionnaires illustrés de planches et croquis de la bibliothèque familiale. À 12 ans, il effectue son baptême… de l’air, et songe à devenir aviateur. De cet âge d’or de l’enfance où l’imagination et les joies simples jouent un rôle déterminant dans le rapport émerveillé au monde, le futur conteur gardera un souvenir vivace.
Encouragé par sa mère artiste peintre, le jeune Antoine développe un appétit pour le dessin dont il agrémentera plus tard sa correspondance épistolaire. Ses nombreux courriers, adressés aux siens (à sa mère, à sa sœur Simone ou à son épouse salvadorienne, Consuelo), attestent de son goût de l’illustration associée au texte, de cette conversation fertile entre les mots et les images.
« Je suis de mon enfance comme d’un pays » (Pilote de guerre, 1940)
Toute sa vie, Saint-Exupéry dessine. Et l’exposition permet d’apprécier l’évolution de ses dessins et leur omniprésence dans ses écrits (lettres, carnets de notes…). Ceux qu’il réalise durant sa jeunesse sont académiques sinon scolaires, le trait plus précis, assez soucieux du détail, tandis que ceux qui accompagnent Le Petit Prince présentent des formes plus esquissées, plus suggestives, et certainement plus proches de sa vision du monde.
Des ébauches de son « petit bonhomme tout à fait extraordinaire » apparaissent dans les lettres qu’il envoie à ses proches. « Le personnage du Petit Prince l’accompagnait depuis au moins une dizaine d’années avant sa parution », assure Alban Cerisier, co-commissaire de l’exposition avec Anne Monier Vanryb. Toutes ces lettres illustrées, émouvantes pour ce qu’elles révèlent des recoins d’enfance secrets de l’écrivain, témoignent d’une lente gestation de l’œuvre et de sa mise en page éditoriale, voulue, choisie et étroitement suivie par celui-ci. Les délicats feuillets du manuscrit (sur papier onion skin, plus fin que celui de la Bible, et pour certains si détériorés qu’ils ne pourront jamais voyager) indiquent enfin que l’auteur imagine son récit en dessinant.
La frontière entre l’enfance et l’âge adulte demeurera toujours poreuse chez Saint-Exupéry. « Quelques-uns savent ne pas vieillir et rester poètes », dira-t-il au sujet des adultes à son petit compagnon, avec qui le contact se noue autour du dessin : « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton ! ». Et, assurément, le fait de voler, de réaliser ce rêve antique appartenant à l’enfance de l’homme, libéré de certaines de ses limites et même poussant à en franchir d’autres et à se dépasser soi-même (Saint-Exupéry tenta à diverses reprises de battre des records) permet de repousser les frontières du réel, de s’affranchir de la pesanteur qui cloue les hommes à leur condition.
Comme son petit héros et double littéraire, Saint-Exupéry est curieux des autres, porté vers les autres ; l’avion qu’il pilote n’est pas seulement un objet de prouesses techniques, il est un moyen de rapprocher les hommes et de les unir. L’aviateur d’alors est un explorateur, un pionnier défricheur de territoires vierges, riches de culture et de peuples nouveaux à découvrir. En même temps, et ce n’est pas contradictoire, le narrateur auteur confesse à l’entame de son récit qu’il est un inadapté dans le monde des adultes. Exactement comme son personnage éponyme, en qui il projette ses obsessions, et qui appréhende la réalité par l’image, qui vit dans le monde de la représentation et de l’imagination.
De la réalité à la fiction
L’exposition du MAD s’attache également à montrer combien l’aviation et son horizon d’aventures sont indissociables de l’œuvre de l’écrivain. Que ce soit comme pilote sur la ligne Casablanca-Dakar de l’Aéropostale en 1926, ou comme chef d’escale à Cap Juby dans le Sahara entre 1927 et 1928 (où, apprend-on, il apprivoisa un fennec), ou même durant la décennie trépidante des années 1930 quand il se lance dans des raids aériens ou qu’il réalise des reportages engagés en Espagne et en URSS (ce dont témoigne Terre des hommes, 1939), sa vie d’aviateur est un récit d’aventures « à ciel ouvert ». Elle représente un vivier d’anecdotes, une somme d’actions propices au romanesque valorisant les qualités humaines, à l’image du crash, en 1935, de son Caudron Simoun F-ANRY dans le Sahara libyen (Égypte), lors de sa tentative de record de vitesse, avec son mécanicien André Prévot, sur la ligne Paris-Saïgon. Après avoir épuisé leurs maigres provisions, les deux hommes se lancèrent alors dans le désert, un peu comme l’aviateur et ami Henri Guillaumet, cinq ans plus tôt dans les Andes, et marchèrent durant trois jours jusqu’à ce qu’un Bédouin ne les sauve. Cet épisode dramatique, documenté ici par des photographies et des objets (fragment d’avion, gourde de Prévot), éclaire singulièrement tout ce que le dispositif fictionnel du Petit Prince doit à la témérité de son auteur.
Enfin, l’exposition contribue à restituer la place occupée par Consuelo, que Saint-Exupéry, alors muté comme chef d’exploitation de l’Aeroposta Argentina, rencontra à Buenos Aires en 1930. La jeune femme, peintre et sculpteuse, amie d’André Breton et de Marcel Duchamp, deviendra son épouse l’année suivante et demeurera toujours sa « fleur » en dépit du tumulte amoureux et des infidélités de l’écrivain qui secouèrent la vie du couple. Mots et images en retracent ici l’histoire, à commencer par la première lettre que Saint-Exupéry envoie à Consuelo en 1930 et en quoi on pourra voir la graine initiale de la rose du Petit Prince : « Il était une fois un enfant qui avait découvert un trésor. Mais ce trésor était trop beau pour un enfant dont les yeux ne savaient pas bien le comprendre ni les bras le contenir. Alors l’enfant devint mélancolique. »
On le sait, c’est à cause de sa rose que le Petit Prince quitte sa planète et par amour pour elle qu’il s’offre à la morsure du serpent. Même si ses « quatre épines de rien du tout » lui déchirent le cœur, il ne songe qu’à la retrouver. Tous les deux inséparables, au fond, comme Saint-Exupéry et Consuelo, le grand amour de sa vie, qui lui écrivait ces mots en 1941 : « J’espère, grâce à mon étoile, mon étoile amie, qui me parlait sur la terrasse de notre petite maison de Tagle, quand vous ne vouliez pas dire deux mots, des mots, quand vous étiez perdu en vol, quand vous étiez perdu dans vous-même. Elle me disait que la lumière, que son amitié pour moi était comme votre cœur, qu’il fallait bien l’aimer pour la posséder. »
P. L.
L’exposition « À la rencontre du Petit Prince » se tient au musée des Arts décoratifs (MAD – 107, rue de Rivoli, 75001 Paris) jusqu’au 26 juin 2022. Tous les jours de 11 heures à 18 heures, sauf le lundi. Nocturne le jeudi jusqu’à 21 heures ; samedi et dimanche jusqu’à 20 heures.