Les Sans-dents, de Pascal Rabaté
Pascal Rabaté radicalise son cinéma avec cette pochade quart-mondiste où de joyeux cabossés tentent de se réinventer à rebours des règles marchandes du monde libéral. Ce film quasi muet brandit la pantomime et le grotesque comme arme de contestation sociale.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
Pascal Rabaté radicalise son cinéma avec cette pochade quart-mondiste où de joyeux cabossés tentent de se réinventer à rebours des règles marchandes du monde libéral. Ce film quasi muet brandit la pantomime et le grotesque comme arme de contestation sociale.
Par Philippe Leclercq, professeur de lettres et critique
Sous les galets la plage, rappelait avec humour le titre du dernier album de Pascal Rabaté (Rue de Sèvres)… L’auteur de bande dessinée et réalisateur de film a toujours fait souffler un petit vent libertaire dans les cases – et les images en mouvement – de ses œuvres.
Entré en cinéma en 2006 avec un moyen-métrage (Cavalier facile), suivi de l’adaptation d’un de ses albums, Les petits ruisseaux, en 2010, l’homme aime repousser les limites auxquelles les petites gens – ses héros – sont condamnées. Il aime en élargir les perspectives de vie et leur inventer quelque nouveau départ, comme celui entrepris par Émile au volant de sa voiturette sans permis sur les routes départementales de sa joyeuse retraite dans Les petits ruisseaux.
Cette version franchouillarde d’Une histoire vraie, de David Lynch (1999), conduisit le Pascal Rabaté, l’année suivante, à planter le décor de Ni à vendre ni à louer (2011) dans une station balnéaire de Loire-Atlantique et à y scruter, comme Jacques Tati dans Les Vacances de Monsieur Hulot (1953), les petits travers de ses contemporains en villégiature. Entièrement muet, le film confirmait le goût de Rabaté pour les plaisirs populaires, les situations insolites et un certain réalisme trivial. Enfin, en 2014, sur un mode radouci en dépit de son titre menaçant, Du goudron et des plumes, son troisième film, transformait une épreuve de triathlon en exercice de rédemption pour un cabossé de l’existence.
Les cabossés justement, les marginaux, les exclus en état de clochardisation, sont ceux-là mêmes qui composent la distribution de son dernier opus, Les Sans-dents, dont l’action se situe dans une carrière désaffectée d’un quelconque faubourg urbain. Vivent là réunis, et dans une complète harmonie, une petite dizaine d’individus incarnés notamment par Yolande Moreau et Gustave Kervern, dont la principale activité consiste à se réinventer loin de la société de consommation. L’humour et l’amour leur servent de liens, la récupération, le recyclage, la rapine, de moyens de subsistance. Or, en s’attaquant aux câbles électriques des caténaires pour en extraire le cuivre, ils finissent par attirer l’attention de la police. Un inspecteur et son équipe de bras cassés (joués par François Morel et Olivier Parenty…) mènent l’enquête.
Affreux, sales et sans voix
Avec Les Sans-dents, Pascal Rabaté radicalise son cinéma en transformant la mélancolie désuète de Ni à vendre ni à louer en une sorte de délire crépusculaire à la Mad Max (George Miller, 1979) où de vieilles guimbardes bricolées servent à lancer des raids nocturnes sur des lignes de chemin de fer. Et où l’on vit à demi enterrés, dans une utopie quart-mondiste, à rebours joyeux des règles marchandes du monde libéral.
Ici, on cultive l’art de la pantomime et du grotesque comme arme de contestation sociale. « Je vous aime tous », l’unique phrase intelligible du film, est révélatrice de l’empathie du réalisateur pour ses « pauvres » héros. Ce parti pris stylistique de supprimer le langage verbal confère aux personnages une humanité paradoxale, fondée sur un retour à l’enfance du monde, à l’innocence primitive, à l’esprit de tribu et aux valeurs de solidarité, de respect et d’amitié. Tout n’est dès lors plus que rires et larmes, cris, hululements et autres grognements. Les « sans-dents » sont certes affreux et sales, mais pas méchants pour deux sous. Leur différence, parfaitement inoffensive, leur tient lieu de beauté.
Les « sans-dents » (qui les ont encore presque toutes) sont, à vrai dire, des « sans-voix », ou plutôt des invisibles, auxquels Rabaté donne non seulement un visage, mais également le droit infrangible de rire de tout (et de rien !). Loin de s’affliger de leur sort, ces marginaux, évincés de la société, prennent un malin plaisir à en détourner les objets emblématiques, à en recycler l’usage. Une tondeuse à gazon est ainsi transformée en trancheuse à jambon, les lunettes des toilettes sont utilisées comme plateaux-repas, les portemanteaux deviennent des antennes de télévision, etc.
Deux modèles esthétiques se partagent l’espace du film. Un dispositif organique fait, d’une part, circuler la folie débordante dans la grotte des « sans-dents » ; de l’autre, une mise en scène au cordeau (plans fixes et décors géométriques) trace les lignes de la mécanique burlesque des hommes du commissariat de police. Cependant, si aucun des deux registres ne fusionne, le conflit larvé entre l’inspecteur à l’œil sévère et son subordonné à l’air rêveur (un « sans-dents » qui s’ignore) laisse entrevoir une possible contamination de l’ordre par l’absurde – un renversement des valeurs dont Rabaté est ici le chantre.
Les Sans-dents est une plaisante pochade, qui amuse autant qu’elle inquiète. La farce est énorme, sa critique du consumérisme féroce. Son humour, mêlé d’un mauvais goût assumé, est moteur du récit dont la structure s’appuie sur une succession de tableaux (riches en détail) rappelant le premier métier du réalisateur. La fantaisie des situations, et la poésie émanant du regard des protagonistes, en assurent le lien et l’unité, l’audace et la puissance comique.
P. L.