Cabu crayonne la rafle du Vél’d’hiv
Du 1er juillet au 7 novembre 2022, Le Mémorial de la Shoah à Paris présente les dessins de Cabu parus dans le magazine « Le Nouveau Candide » en 1967 et jamais diffusés depuis. Le caricaturiste assassiné dans les locaux de « Charlie Hebdo » le 7 janvier 2015 capte l’effroi des « raflés » parqués dans l’antre du Vélodrome d’Hiver en 1942.
Par Antony Soron, Maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Sorbonne Université
Depuis son apparition sur les écrans télévisés durant les années quatre-vingt dans l’émission Récré A2, le mercredi après-midi, Jean Maurice Jules Cabut, est devenu « Cabu » pour le grand public. Le créateur du « Grand Duduche » (1961) partage avec son personnage de petites lunettes rondes et le sourire malicieux de l’élève farceur. Le futur collaborateur de Charb, Wolinski et les autres martyrs de l’humour corrosif, est né en 1938, soit quatre ans avant ce que l’on mettra plus de deux décennies à désigner comme « La Rafle du Vél d’Hiv ». En 1967, le dessinateur publie dans le magazine « Le Nouveau Candide » une série de dessins sur la Rafle du Vélodrome d’Hiver en 1942 qui n’ont jamais été diffusés jusqu’à aujourd’hui. Ils sont exposés au Mémorial de la Shoah, à Paris, jusqu’au 7 novembre 2022.
« Au cours d’une opération orchestrée par la police française sous l’Occupation allemande, 12 884 Juifs, hommes, femmes et enfants, sont arrêtés en moins de quarante-huit heures, les 16 et 17 juillet. »
Pour mieux appréhender l’intérêt de Cabu pour cet évènement tragique – la rafle constituant la première étape du calvaire des déportés vers les camps d’extermination –, il faut se souvenir qu’en 1966, il avait couvert le procès « Ben Barka » pour le Figaro. En outre, depuis sa mobilisation de deux ans en Algérie comme conscrit (1958-1960), il éprouvait un rejet viscéral pour les képis et uniformes, qu’ils soient militaires ou policiers.
Une lecture bouleversante
En 1967, Cabu n’a pas encore trente ans. En cette même année, un dessin du « Grand Duduche » le montre s’apprêtant à lancer la boule d’un « Chamboule tout » de fête foraine sur une « montagne » de gradés un peu trop fiers du képi. À cette époque, la police française n’a pas bonne presse dans les milieux libertaires. Or, Cabu a beau publier ses dessins dans des journaux de « droite » pour gagner sa vie, il est clairement antimilitariste et frondeur. Il faudrait ajouter, pour bien refléter l’époque, que la répression sanglante du 17 octobre 1961 de manifestants pro-FLN n’a pas contribué à rehausser le prestige de la police, pas plus que les massacres du métro Charonne, le 8 février 1962. De surcroît, durant cette période de sinistre mémoire, le préfet de Paris n’est autre que Maurice Papon (1958-1967), ancien secrétaire à la Préfecture de la Gironde impliqué dans les rafles de Bordeaux concomitantes de celles du Vél d’Hiv.
C’est dans ce contexte que Cabu se voit commander une série de dessins sur le sujet par « Le Nouveau Candide ». Le magazine sensationnaliste, de tendance très droitière, souhaite en effet illustrer « la publication des bonnes feuilles d’un livre à paraître ». Car, ce livre de Claude Lévy et Paul Tillard, La Grande Rafle du Vel d’Hiv, doit faire l’effet d’une « bombe » dans cette période troublée qui précède de quelques mois « Mai 68 ». Le bandeau avec la mention « La Saint-Barthélemy des juifs de Paris », marquant la première édition par Robert Laffont, tend pour le moins à annoncer la couleur « rouge sang » de l’affaire.
Du « Grand Duduche » à Rembrandt
Véronique Cabut, l’épouse du dessinateur, à qui est confié l’avant-propos du catalogue de l’exposition des dessins sur le Vél d’Hiv, souligne à quel point il était admiratif des tableaux de Rembrandt et combien « son sens des détails est unique et ne laisse rien au hasard. » Ce qui frappe le spectateur devant des dessins de Cabu, c’est l’extraordinaire finesse d’exécution des silhouettes et des visages. L’artiste exécute ses planches à la plume (stylo isographe, encre de Chine et gouache sur papier). L’idée restant de capter des « scènes » tout à la fois profondément cruelles et criantes de vérité, comme ce dessin d’une « équipe d’arrestation », représentant de dos, les policiers et de face en plongée un Juif, identifiable à son étoile jaune, portant un sac en bandoulière et les mains dans les poches. La scène pourrait sembler tout droit sorti d’un western mettant aux prises deux duellistes prêts à dégainer. Sauf qu’ici, les « cinq mercenaires » ont la main sur le fusil tandis que l’homme seul est désarmé. La force du dessin de Cabu demeure, justement, cette capacité à souligner les traits du visage du solitaire, qui apparaît désarmé et immanquablement condamné.
D’un dessin à l’autre, on retrouve cette brutalité d’une police aux ordres de Vichy à la fois fière de ses méthodes et incapable de la moindre compassion. Par contraste, c’est bien de la terreur qui se lit sur les visages des raflés. S’appuyant sur l’ouvrage de Lévy et Tillard, Cabu entreprend de fixer des scènes aussi tristement banales que profondément inhumaines. L’un d’entre-elles figure « la rumeur d’une mère suicidée avec ses enfants ». Cabu prend ici le parti d’un portrait en mouvement non figuratif, plus propre à traduire l’effroi de la mère, qui tient précautionneusement son enfant durant son saut fatal dans le vide.
Le dessinateur déploie son art selon deux catégories de dessins : ceux qui se concentrent sur un visage singulier, que ce soit celui d’un milicien observé de face ou d’une jeune femme juive qui parvient à s’enfuir, et ceux qui constituent des visions d’ensemble rendant compte du nombre impressionnant de raflés. À titre d’exemple, dans le dessin représentant « L’enfer du Vél d’Hiv », Cabu réalise la prouesse, notamment au premier plan, de souligner la promiscuité intolérable des prisonniers tout en singularisant leurs visages et leurs gestes. De fait, la scène se nourrit de scénettes toutes aussi pathétiques et douloureuses les unes que les autres, a fortiori quand le crayon esquisse le contour d’un enfant dépité ou en larmes.
Adepte du clair-obscur
Le dessin qui sert d’affiche à l’exposition est l’un des plus retentissants. On y voit une petite fille cachée derrière une porte cochère, sa poupée dans les bras, retenant son souffle pendant que des adultes sont raflés sur le trottoir d’en face. Comme le mentionne l’historien Laurent Joly, « la tension dramatique de la scène est accentuée par le clair-obscur que prisait tant Cabu et son hommage permanent au maître Rembrandt ».
De dessin en dessin se déroule le processus ignoble d’une rafle qui mènera les infortunés du Vél d’Hiv aux « camps juifs » de Drancy ou de Pithiviers, antichambres des convois pour les camps de la mort. Cabu a l’art de renseigner l’histoire, d’aider à mieux la comprendre. Or celle-ci ne va pas sans histoires individuelles, sans visages singuliers. Adepte du dessin qui « frappe », il ne cherche pas simplement à rendre hommage, chacun exprimant une tension créatrice née d’une double urgente nécessité : témoigner et dénoncer.
C’est dire si le regard de Cabu était juste ; c’est dire combien il manque aujourd’hui. C’est dire si l’exposition « Cabu, la rafle du Vél d’Hiv » mérite d’être vue par le plus grand nombre.
A. S.
Ressources
https://www.fondationshoah.org/memoire/cabu-dessins-de-la-rafle-du-vel-dhiv
Cabu, La rafle du Vél d’hiv, Dessins présentés par Laurent Joly, éditions Tallandier, 2022. Le rire de Cabu (Exposition de l’hôtel de ville de Paris, oct 2020-janv 2021), éditions Michel Lafon, 2020.
Voir aussi :
Les suppliques, lettres sans réponses, Norbert Czarny, L’École des lettres, 7 juillet 2022.
« Shoah et bande dessinée », Norbert Czarny, L’École des lettres, 15 février 2017.
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