Manga. Chronique n° 2
La Grande Traversée, d’Haruko Kumota
Par Rémi I., professeur des écoles
Des individus se démènent des années durant pour éditer un nouveau dictionnaire : La Grande Traversée est un témoignage de transmission, d’ouverture au monde et à l’amour. Un récit très humain inspiré du roman éponyme de la romancière Shion Miura.
Par Rémi I., professeur des écoles
S’il est des livres qui ont été rendus obsolètes par la technologie, ce sont bien les dictionnaires et les encyclopédies. Qui ne se rappelle pas avoir passé de longs moments durant l’ère pré-internet à les compulser, à la recherche d’informations précises ou pour le simple plaisir de voguer au gré du hasard et des découvertes qu’offrent ces fenêtres sur le monde ? Tous les élèves d’aujourd’hui savent à quoi sert un dictionnaire et comment l’utiliser, il est cependant fort probable que les encyclopédies-fleuves leur soient totalement étrangères. Les prochains sur la liste des livres qui disparaissent seront les dictionnaires : ils ont déjà déserté les étagères de nombreux foyers.
Amoureuse des mots, l’essayiste et romancière japonaise Shion Miura a décidé de s’intéresser à cet ouvrage dans son roman La Grande Traversée (disponible aux éditions Actes Sud). En faisant découvrir plus particulièrement les coulisses de la création d’un dictionnaire, le travail d’équipe inhérent à son édition comme la recherche sagace des sens que l’on donne aux mots… La prouesse consistant à rester dans l’air du temps alors que la conception d’un tel volume s’étale sur de nombreuses années.
L’autrice s’est attelée à la tâche le temps d’une prépublication qui s’est étalée de novembre 2009 à juillet 2011 et qui a connu un franc succès. Grand prix des libraires japonais en 2012, son œuvre est portée sur le grand écran par le réalisateur Yūya Ishii dès 2013, en série d’animation par Toshimasa Kuroyanagi en 2016 et enfin en manga par Haruko Kumota entre 2016 et 2017. Fidèle à l’original, cette dernière adaptation qui nous intéresse ici condense et développe finement ses thèmes en lui conférant douceur et convivialité.
Lexicologue : des mots aux sens
La première page présente Kōhei Araki, un homme qui a consacré sa vie à la réalisation de nombreux dictionnaires, en train de parler à un des plus anciens dans le métier. Proche de la retraite, il cherche un successeur digne de faire perdurer sa tâche fastidieuse et exigeante. Son choix se portera rapidement sur Mitsuya Majime. Ce docteur en lettres intègre avec plaisir le service des dictionnaires de la maison d’édition Genbu Shobō, une opportunité inratable pour cet amoureux de la langue. Il affectionne les mots, adore les manipuler autant que les définir.
Avec ses collègues, ils s’apprêtent à passer treize longues années sur la préparation, l’écriture, la réécriture, la correction et l’élaboration d’un seul et même ouvrage pris sous toutes ses coutures. Du choix des bons mots, de leur(s) définition(s) précise(s) à l’agencement dans les pages, en passant par le choix du papier idéal. Le récit, calme et centré sur les pensées et discussions de ses personnages, prend tout le temps nécessaire à la présentation du processus de création d’un dictionnaire moyen d’environ 230 000 entrées, avec une précision à la fois simple et complète.
En parallèle, et laissant beaucoup de place à l’humour, c’est la vie des personnages, leurs relations professionnelles et intimes, puis leur évolution qui exaltent la saveur de cette tranche de vie. En effet, Mitsuya a beau aimer les mots, les maux de l’amour ne lui sont pas étrangers. Timide et vierge, ce célibataire de 27 ans n’arrive pas à se servir de son don pour franchir le pas vers la gent féminine. Jusqu’au jour où il rencontre Kaguya, la petite-fille de sa logeuse. C’est elle qui lui ouvrira le chemin du sentiment amoureux. Le texte et son adaptation n’oublient ainsi jamais d’insuffler une douceur, un raffinement et une poésie qui entrent en résonance avec l’élégance et la sobriété du trait d’Haruko Kumota.
Traducteur : du sens aux mots
Pour s’attaquer à l’adaptation en langue française d’un manga qui laisse une grande part aux mots, à leur sens et à leur utilisation, il fallait un traducteur solide. Rakugoka (artiste de rakugo, performance scénique japonaise solitaire entre le théâtre et le one-man-show), français et traducteur depuis de nombreuses années, Cyril Coppini a talentueusement relevé le défi. Fort de son métier imposant la justesse des mots et de l’interprétation, et avec l’assistance du romancier et traducteur Sébastien Raizer, ils se sont attelés à la tâche avec une aisance confondante.
Exacte, subtile, cette traduction sied aux passages purement littéraires comme aux moments de vie plus anodins. Avec une grande finesse linguistique, elle parvient à transcrire la précision des échanges et les pensées de ces linguistes sans assommer le lecteur. Accessible et parfaitement soupesée, l’adaptation française permet de comprendre tout des tergiversations lexicographiques de ses protagonistes, alors qu’elles sont à l’origine écrites dans une langue en de nombreux points différente à la nôtre.
R. I.
Haruko Kumota, La Grande Traversée, d’après le roman de Shion Miura, Le Lézard noir, 320 pages, 18 euros.
Retrouvez ici l’ensemble des chroniques de la rubrique « Manga »
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.