Que retenir de l’exposition
« Marcel Proust, la fabrique de l’œuvre » ? 

Près de 370 documents jamais réunis ont été tirés du fonds Proust de la Bibliothèque nationale et d’autres collections publiques ou privées. Cette somme inédite témoigne de temps où l'on écrivait et corrigeait à la main. Elle fait entrer dans une oeuvre monumentale traversée d'un sentiment de tragique.
Par Antony Soron, maître de conférences HDR, formateur agrégé de lettres, Inspé Paris Sorbonne-Université

À la recherche du temps perdu ne reste-t-elle pas l’œuvre littéraire la plus monumentale qui soit ? Sept tomes épais, trois mille pages serrées, une phrase extraite de Sodome et Gomorrhe, théorisant l’homosexualité, de plus de neuf cents mots… Commencée en 1908, sa publication s’est étalée de 1913, avec Du côté de chez Swann, jusqu’à l’édition posthume du Temps retrouvé en 1927. De quoi donner du grain à moudre à Antoine Compagnon, Nathalie Mauriac-Dyer et Guillaume Fau, les trois commissaires de l’exposition qui a été proposée par la Bibliothèque nationale de France, du 11 octobre 2022 jusqu’au 22 janvier. Que retenir de cet événement ?

L’affiche de l’exposition qui s’est déroulée du 11 octobre 2022 au 22 janvier 2023

Le choix a été fait de suivre le déroulement de l’œuvre depuis le fameux épisode de la madeleine à partir de 370 pièces de référence. À chaque tome s’accordait une salle. La visite permettant de se focaliser sur trente-cinq épisodes cruciaux de la « Recherche », comme l’évocation de la mort de la grand-mère jusqu’au « bal des têtes » dans Le Temps retrouvé. L’œuvre proustienne n’en finit pas de susciter la curiosité de tous à peine plus de cent ans après la mort de l’auteur, le 18 novembre 1922. « Dire « Je n’aurai pas le temps de lire Proust », ce n’est pas vrai. Proust, c’est comme une série, avec 8 ou 9 saisons avec beaucoup d’épisodes, à vous de les découper comme vous voulez », a déclaré sur France inter la commissaire, Nathalie Mauriac-Dyer, arrière-petite-nièce de l’auteur.

Éloge de la rature

« Ce Monsieur Proust, il faisait quand même beaucoup de ratures », remarquait un jeune visiteur le samedi 21 janvier 2023, avant-dernier jour de l’exposition. Pour les contemporains du traitement de texte et des effacements automatiques, les milliers de pages du fonds Marcel Proust ont certes quelque chose de préhistorique. Si bien que les têtes s’approchant de trop près pour observer les ratures, vestiges de ces temps anciens où l’on écrivait encore à la main et où l’on corrigeait dans la marge, ont eu pour effet de faire retentir les alarmes de protection plus souvent que de raison. 

Cette manie de la rature qui participe de la dynamique autant que du drame de la Recherche constitue l’argument central de l’exposition : « C’est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver » (p. 185) (1), remarque l’écrivain lui-même, à la fois à bout de souffle et tout entier à la jubilation de ses retouches et biffures. De quoi rendre encore plus sensible au travail éditorial ardu qui a accompagné une œuvre écrite par fragments, ainsi qu’à l’importance de la mission de conservation des manuscrits : cahiers, carnets, feuillets, « copeaux »… Ces 370 documents présentés ont été tirés du fonds Proust de la Bibliothèque nationale et d’autres collections publiques ou privées. Une telle somme n’avait jamais été réunie auparavant. C’est d’autant plus exceptionnel que cette façon de « manuscrire » ne sera probablement plus reproduite.

Une œuvre en accordéon

Proust avait tôt en tête la matrice de son œuvre monumentale. L’épisode emblématique du goûter aux madeleines préexistait déjà dans Jean Santeuil (1895-1899) où la Recherche était déjà engagée en condensé, sans pour autant s’être dotée de sa haute ambition littéraire. D’où la fascination, lors de l’exposition, à voir se déployer l’accordéon de l’œuvre, à la fois horizontalement, soit de section en section, où un tome s’ajoute au précédent, et verticalement, quand le visiteur se trouvait face au système des paperoles, ces longues bandes de papier constituées de fragments plus petits collés bout à bout. On pouvait ainsi contempler une « paperole » dépliée, autrement nommée « béquet » par Céleste Albaret, d’une dimension déraisonnable d’un mètre soixante ! 

L’exposition des « mises au net » et autres retouches incessantes à partir des épreuves, venait aussi rappeler au visiteur qu’À la recherche du temps perdu correspond au destin d’un jeune homme journaliste par intermittence que la parution d’un article a déçu au point de renoncer « à la carrière littéraire avant de se découvrir inopinément porteur d’une œuvre d’une toute haute envergure ». (p.31) 

Le processus dramatique de La Recherche

Les milliers de visiteurs sont-ils venus voir Marcel Proust ou Swann, son héros fictionnel ? Pour beaucoup, l’exposition s’est imposée comme le lieu d’une enquête intime, nourrie de l’idée, peut-être, qu’avec tous les indices proposés, il serait possible de dénouer le vrai du faux à propos de « ce narrateur qui dit ‘‘je’’ et qui n’est pas toujours moi ». 

La démesure du projet proustien frappe d’autant plus qu’il entre en tension avec les drames de l’existence : décès de la mère, de la grand-mère. Un je ne sais quoi de tragique émanait de l’exposition, empêchant le parcours de se faire en flânant. Un lecteur proustien qui sait ce que le personnage d’Albertine doit à un être réel, l’amant et dévoué Alfred Agostinelli, ne peut être qu’ému par les images qui le représentent. Dans la salle qui lui était consacrée, la mort se faisait prégnante. Agostinelli est mort en mai 1914, quelques semaines avant le déclenchement de la première guerre mondiale. 

Celle-ci fit perdre à Proust certains amis chers comme Bertrand de Fénelon (photo rare prise quelques jours avant sa mort au front). L’auteur a d’ailleurs modifié la géographie de la Recherche pour rendre les lieux de l’action romanesque plus proches des vrais lieux de combat. « Après la guerre, précise Guillaume Fau sur France TV, Marcel Proust demande à déplacer cette localisation de la région de Chartres dans la régions de Reims et de Laons, c’est-à-dire sur le front, pour pouvoir intégrer la guerre dans son texte ».

Dans l’avant-dernière salle, une photographie montrait un petit mot collé au mur, où l’auteur réclame à sa fidèle gouvernante Céleste une tasse vide avec un sucre. C’était l’occasion de découvrir le labeur continu et surhumain d’un homme malade jetant toutes ses forces dans son œuvre au point non seulement de ne plus bouger de son lit mais même de ne plus communiquer verbalement pour ne perdre ni temps. Diminué par des affections pulmonaires, l’auteur s’est engagé dans une voie démiurgique mal adaptée à son état de santé. 

« Je travaille depuis très longtemps à un ouvrage de très longue haleine, mais sans rien achever […] je me demande […] si je n’amasse pas des ruines. »  (p. 33)

Le célèbre cliché de Man Ray fixant pour l’éternité le visage de Proust définitivement « couché de bonne heure » n’en demeure que plus saisissant. L’œuvre quoiqu’inachevée a été écrite. Marcel Proust, barbe épaisse et cernes creusées peut reposer en paix. Les personnages de sa Recherche auront une existence infinie.

Quant à tous ceux qui n’auront pu observer de près cette collection exceptionnelle, le catalogue de l’exposition est organisé alphabétiquement à partir de mots-clefs représentatifs comme : « inachevé », « paperoles » ou « rature »… 

A. S.

Marcel Proust sur son lit de mort. 20 novembre 1922. Man Ray (Emmanuel Rudnitsky, dit). Épreuve sur papier au gélatino-bromure d’argent, 15 x 20 cm. Paris, Musée d’Orsay.

Note

(1) – Entretien avec Nathalie Mauriac-Dyer : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien

Ressources

Site de la Bnf, sur l’exposition « Marcel Proust, la fabrique de l’oeuvre » : https://www.bnf.fr/fr/agenda/marcel-proust

Visite privée de l’exposition : https://www.youtube.com/watch?v=e1b3f57-Hs8

Présentation synthétique de l’exposition : https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/meilleures-expos/culture-une-exposition-devoile-les-secrets-de-marcel-proust_5472810.html

Catalogue de l’exposition : Marcel Proust, La Fabrique de l’œuvre, Gallimard/ Bibliothèque nationale de France, 2022.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Antony Soron
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