The Fabelmans, de Steven Spielberg :
les yeux écarquillés de l’enfance

Récit initiatique et chronique familiale, lettre ouverte à la mère aimée et quête de l’origine d’une vocation : cette œuvre somme de Spielberg est aussi bien un retour sur soi qu’un hommage à tous les gamins émerveillés par le cinéma qui peuplent ses films.

Par Philippe Leclercq, critique

Toute légende a son moment fondateur où le héros se révèle à lui-même. Steven Spielberg date la sienne du 10 janvier 1952. Ce jour-là sort sur les écrans américains l’un des plus beaux spectacles hollywoodiens de l’époque : Sous le plus grand chapiteau du monde, de Cecil. B DeMille. Le gamin, qui a une peur bleue du noir, rechigne à entrer dans la salle de cinéma où ses parents ont choisi de l’emmener. Pour le rassurer, et le convaincre en même temps, son père, Burt (Paul Dano), un informaticien féru de technologie, se lance dans une explication rationnelle du fonctionnement du projecteur – des images fixes défilant à la vitesse de 24 images/seconde pour donner l’illusion du mouvement –, tandis que sa mère, Mitzi (Michelle Williams), lui confie que les films sont, à ses yeux d’artiste, des rêves inoubliables, des portes ouvertes sur l’imaginaire et le merveilleux.

La salle : l’enfance du cinéma

Ce à quoi le jeune Spielberg assiste ensuite le subjugue, il ressort de la salle sous le choc, muet, transformé. La magie du cinéma a opéré ; la rencontre a eu lieu, là, au cœur même de la cinéphilie, dans son lieu sacré : la salle de cinéma. Là où, dans la pénombre éclairée et au milieu d’une collectivité de corps captifs – captivés –, tout est plus grand, plus beau, plus impressionnant. La salle de cinéma est alors pour l’enfant, âgé d’un peu plus de 5 ans, le point de départ de sa passion pour les images, fondée sur un mélange d’émerveillement et de crainte devant un spectacle aux ressorts imprévisibles. En filmant, dans The Fabelmans, les grands yeux bleu-vert du jeune comédien qui le représente (Mateo Zoryan Francis-DeFord) et les images de DeMille projetées sur l’écran, Spielberg traque les signes de sa propre épiphanie. L’aller-retour des images au montage instaure un dialogue entre l’écran et le regard éberlué du jeune garçon, et souligne la force du lien qui se noue alors. Du visage à l’écran réfléchissant la lumière projetée, le réalisateur scrute la lueur qui illumine le visage de son acteur et les sensations qu’il a ressenties jadis avec bonheur.        

Naissance d’un cinéaste

The Fabelmans prend la double forme d’un récit initiatique et d’une chronique familiale, inspirés des souvenirs d’enfance et d’adolescence de Steven Spielberg. Sa chronologie parfaitement linéaire retrace les moments déterminants qui ont forgé la vocation de l’un des futurs maîtres du Nouvel Hollywood.

Sur les conseils de sa mère, navrée de le voir casser son train électrique pour reproduire sans fin la scène de la collision spectaculaire vue dans Sous le plus grand chapiteau du monde, Sammy (double de Spielberg) apprend à se servir d’une caméra 8 mm (la Kodak Brownie de son père). Surtout, il découvre que, cadrés de près, sa locomotive et ses wagons d’enfant deviennent des machines d’une taille gigantesque, propres à reproduire les effets visuels du film de DeMille. L’enfant, qui ne dispose pas de table de montage, filme ses images alternativement, allant avec sa caméra de son « petit » train filant « à vive allure » à l’auto arrêtée sur les rails selon la technique du montage alterné, au service ici de la dramatisation de l’action. La bobine du film que Sammy reçoit enfin et qu’il projette dans ses mains (qu’il recueille dans ses mains tel un poussin tiré de l’œuf) symbolise plastiquement la naissance de son génie de cinéaste, la première prise en main de son destin de metteur en scène.

Plaisir d’enthousiasmer le public

Sammy tourne dès lors sans relâche, avec, pour premiers comédiens, ses sœurs ou ses camarades du club de scouts. Il découvre vite l’usage des trucages et des artifices de mise en scène. Le ketchup « est » du sang dans un film de dentiste gore ; un mannequin, jeté d’une falaise, est « raccordé » dans le plan suivant avec un vrai corps d’acteur (où le jeune réalisateur fait une nouvelle démonstration de son intelligence du montage). Aussi, déçu du peu de vraisemblance des images de son petit western (Gunsmog), il a l’idée d’inventer un petit effet spécial en perforant la bobine de son film pour y laisser passer de fins éclats de lumière à la projection afin de simuler les éclairs des coups de revolver. Il fait ainsi l’apprentissage du trucage au service de la mise en scène, miroir du vraisemblable, gage du contrat de lecture tendu au spectateur. Enfin, dans cette initiation vécue étape par étape, Sammy découvre sa capacité à surprendre, fasciner, enthousiasmer son (jeune) public. Cette œuvre-somme du cinéma de Spielberg rend hommage aux gamins aux yeux écarquillés qui peuplent ses films et invite à leur relecture.

Les images révélatrices de la vérité

Le récit autobiographique de The Fabelmans s’étale sur près de quinze ans, au rythme des mélodies mélancoliques jouées au piano par la mère et des mutations professionnelles du père. De ce dernier, Spielberg livre une image d’homme sérieux, travailleur, souvent absent et effacé. Doux et bienveillant à l’égard de Sammy (et de ses trois sœurs), Burt vit enfermé dans le déni du dérèglement de son couple. Jamais il n’aborde le sujet ni ne veut voir en l’omniprésent « Oncle Benny » (Seth Rogen) un possible rival. Le dérushage des images que Sammy tourne lors d’un pique-nique familial lui révèle l’intrigue amoureuse et provoque une crise muette avec sa mère. « La famille et le cinéma, ça va te déchirer en deux ! », s’était-il entendu promettre lors d’une des meilleures scènes tragicomiques du film. Si Mitzi est bientôt escamotée du film, il apparaît, à bien des égards, comme une lettre ouverte à la mère aimante et sacrificielle. Sa disparition du récit fait, en revanche, ressortir la présence falote du père. Des déménagements sont à chaque fois causes de traumatismes pour Sammy qui perd repères et compères mais trouve de nouveaux terrains d’expérimentations cinématographiques que le chef opérateur Janusz Kaminski (fidèle d’entre les fidèles de Spielberg) filme en soulignant les différences de formes, de couleurs, de lumières, d’époques.

Antisémitisme et ligne d’horizon

La partie californienne est également la plus sombre du film. Elle correspond à un double dépit, amoureux et identitaire, de Sammy. Spielberg reproduit avec humour tous les clichés de la jeunesse représentative de l’American Way of Life bientôt menacée d’effondrement. Au milieu des années 1960, la guerre du Vietnam fait rage, on se bat pour les droits civiques, le nucléaire menace, le communisme obsède, la contre-culture débarque.

À son arrivée en Californie, Sammy ne voit en ses camarades de classe que des géants blonds, bronzés, sportifs comme Logan, qui en incarne l’archétype. Tous forment une bande de jeunes mâles blancs dominants, brutaux et idiots, d’autant plus menaçants qu’ils se livrent à du harcèlement et des moqueries antisémites, forçant insidieusement Sammy à cacher sa judéité qui lui est en quelque sorte brutalement révélée. Harcelé, méprisé, tabassé même, Sammy trouve le moyen de reprendre le dessus sur ses bourreaux quand on l’invite à filmer la journée buissonnière du lycée, avec une Arriflex 16 mm.

Ultime et hilarante leçon de cinéma

Ultime étape d’une trajectoire non dénuée de chaleur et d’humour, Sammy est admis dans les studios californiens pour rencontrer l’acariâtre John Ford, une des légendes encore vivantes d’Hollywood. Le non moins grand cinéaste David Lynch en joue formidablement le rôle (jusqu’au burlesque de l’allumage de cigare). Dans son bureau, un panoramique à 360° permet de faire rapidement le tour de son immense carrière. Au mur, les affiches de ses plus grands chefs-d’œuvre : La Chevauchée fantastique (1939), Les Raisins de la colère (1940), Le Massacre de Fort Apache (1948), L’Homme tranquille, (1952), La Prisonnière du désert (1956), L’Homme qui tua Liberty Valence (1962), etc. Le maître adresse à Sammy une leçon de photographie déterminante.

P. L.

The Fabelmans, film américain (02h31) de Steven Spielberg. Avec Gabriel LaBelle, Michelle Williams, Paul Dano. En salle le 22 février 2023.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Philippe Leclercq
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