Génocide des Tutsi au Rwanda :
quoi de neuf dans l’enseignement ?
Par Alexandre Lafon
« C’était horrible de l’entendre raconter tout ça. »
« Oui, on dirait presque une histoire inventée. Ça paraît fictif. »
« Il s’est passé tellement de choses, on pourrait penser qu’il ment, mais en fait non parce qu’il y a des preuves et on les a étudiées en cours. »
Parole d’élèves, rapport écrit « Les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda
en milieu scolaire : mémoires, histoire et transmission[1] », 2022, p. 66
Il aura fallu attendre la réforme du lycée de 2019 pour voir entrer le génocide des Tutsi au Rwanda dans les programmes scolaires en enseignement de spécialité en terminale. C’est par le biais de la question « Mémoire et justice » que les élèves d’histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP) abordent ainsi l’un des événements les plus dramatiques du XXe siècle finissant. Certes, il était possible aux enseignants motivés de traiter de ce génocide à d’autres niveaux (en troisième) ou dans d’autres disciplines (en lettres, par le biais des thèmes du héros au collège ou de la littérature du témoignage), et pourquoi pas à travers un projet scolaire pluridisciplinaire plus ambitieux.
Plusieurs initiatives pédagogiques remarquables ont été prises dès les années 2000, le plus souvent par des équipes éducatives de lycées ou de collèges, comme dans les académies de Rouen ou Toulouse, Nice ou Paris[2]. Des ressources pédagogiques plus larges sont désormais disponibles pour qui veut chercher, au sein de sites académiques ou auprès de la Dgesco[3]. Un récent dossier documentaire très complet a été heureusement proposé par l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG)[4]. Cependant, force était de constater, voilà encore deux ou trois ans, le manque criant de ressources variées et facilement disponibles, permettant aux enseignants de s’emparer pleinement de l’événement et d’en transmettre l’histoire.
Le contexte diplomatique délicat que connaissaient la France et le Rwanda, tempéré désormais par les apports décisifs du rapport Duclert[5], pouvait expliquer ces lacunes scolaires. En 2018, Ibuka France[6] et la Ligue de l’enseignement, sous l’impulsion d’une demande venue de la mairie de Paris, décident d’élaborer un outil pédagogique à destination des professeurs, du primaire au secondaire. Il s’agit alors de fournir un outil de formation facilitant la mise en œuvre de projets scolaires, à la fois pour mieux faire connaître le génocide et son histoire, et par là même contrer les discours révisionnistes qui ne manquent pas de fleurir sur le sujet. Plus qu’un projet pédagogique, il s’agissait de participer à la transmission des mémoires du génocide et d’en comprendre mieux son histoire afin de lutter contre un négationnisme rampant.
L’objectif était aussi de renforcer l’enseignement civique des élèves contre les violences et atteintes aux droits de l’homme. L’implication financière de différentes structures, l’Observatoire B2V des Mémoires, la Fondation pour la mémoire de la Shoah et la Fondation pour le civisme en ligne de Facebook, a permis de donner au projet initial une tout autre dimension. Construite sur trois années, la recherche-action intitulée « Les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en milieu scolaire : mémoires, histoire et transmission », a permis de forger un arsenal d’outils et de réflexions scientifiques et pédagogiques à destination des équipes éducatives et du grand public. Disponible à travers un rapport écrit dense et une plateforme numérique complète, l’ensemble de ces moyens participe à combler les lacunes et à inscrire durablement l’enseignement du génocide dans les établissements scolaires.
Témoigner du génocide : l’histoire par la mémoire
Lancée en 2019, cette recherche-action a eu pour objectif de préparer et suivre la rencontre entre des témoins-rescapés du génocide de 1994 et des classes de différents niveaux (de la classe de troisième à celle de terminale) et spécialités dans une dizaine d’académies. Elle a donné lieu à un protocole préparatoire précis. Témoins et équipes pédagogiques, accompagnés d’une psychologue, ont été invités à construire ensemble, dans le cadre de trinômes spécifiques, chaque étape du projet en trois temps :
- choix de la problématique et préparation de la rencontre en amont : réunions préparatoires, partage des réflexions et des attendus de chacune des parties, mise en place d’un calendrier prévisionnel avec nécessité de dédier deux à trois heures de cours à l’histoire du génocide des Tutsi au Rwanda, première présentation du témoin aux élèves ;
- réalisation de la rencontre : recherche du lieu, organisation, accueil du témoin, déroulement ;
- retour d’expérience de l’ensemble des participants : que retenir de la rencontre ? Comment absorber le récit délivré par le témoin ? Comment enseignants et témoins ont vécu la rencontre chacun dans leurs attentes propres ? Les élèves en particulier ont été invités à réaliser une œuvre artistique, accompagnés de professionnels, afin d’exprimer par les arts, les émotions et réflexions ressenties.
Ces trois étapes visaient deux objectifs : comprendre les enjeux de la transmission en direction des jeunes générations dans le cadre scolaire à travers la parole du témoin ; élaborer à l’issue du projet des outils et ressources pédagogiques utiles à l’ensemble de la communauté éducative.
Une douzaine de trinômes a ainsi travaillé sur l’ensemble de l’année scolaire 2022-2023 selon un planning défini en commun et sur des problématiques variées, suivant les équipes pluridisciplinaires mises en place, allant de l’enseignement moral et civique (qu’est-ce que faire société ?) à des questions plus précises liées aux enseignements de spécialité (HGGSP ou humanité, littérature et philosophie – HLP). Plusieurs réunions ont permis aux équipes enseignantes et aux témoins de faire connaissance et de partager les grandes lignes d’un projet construit en commun. Les élèves ont en parallèle reçu des cours sur l’histoire du Rwanda et du génocide de 1994, ainsi que des éléments biographiques concernant le témoin-rescapé.
Chaque rencontre a duré entre une et deux heures, et a donné lieu à des captations vidéo. Enfin, dans le cadre d’un retour d’expérience accompagné par les psychologues, la majorité des élèves ont réalisé des productions artistiques présentées aux témoins, ce qui a permis de clore les projets avec une belle circulation de parole.
Ce dispositif d’enquête original est le fruit d’un travail collectif sans cesse interrogé. Une équipe de la Ligue de l’enseignement, un conseil scientifique et un conseiller scientifique ont pensé l’ensemble du dispositif. Une équipe dédiée a ensuite participé à l’encadrement de l’ensemble des trinômes. Les matériaux récoltés (comptes rendus de réunions, captations) ont mis en lumière plusieurs éléments susceptibles d’aider à la construction de projets utiles et pertinents dans les classes.
L’accompagnement du témoin
La figure du témoin et son intégration comme acteur du projet ont été au cœur de la recherche-action. Replacer dans le contexte historique du génocide la parole du témoin singulier permet d’attester de la nature de l’événement, d’en certifier la réalité destructrice, d’en comprendre la mise en mémoire. L’écriture du récit de l’expérience, à travers un texte lu, un récit spontané ou la réponse à des questions préparées en amont, renvoie souvent le témoin-rescapé au traumatisme vécu. La prise de parole en public est alors loin d’être neutre, d’autant lorsque la parole est délivrée à des élèves, dans le cadre d’un engagement fort de transmission.
La jeunesse des élèves renvoie à celle de nombre de témoins durant le génocide. La différence des cultures et des habitus taraude le témoin qui doute de sa propre capacité à dire et à susciter l’intérêt de jeunes élèves, de sa propre légitimité à témoigner aussi, survivant « malgré lui ». Il doit être en cela accompagné dans la découverte de l’univers particulier d’un établissement scolaire, d’une classe. Chaque étape de la recherche-action a été mise à profit (équipe d’organisation, enseignants, psychologues) pour construire un espace protecteur de dialogue avec le témoin-rescapé.
Ce dialogue permet aux élèves de comprendre que le témoin n’est pas historien du génocide mais qu’il propose un récit éprouvé de l’événement. Il estime nécessaire l’initiation historienne des élèves sur le génocide par l’enseignant. En prenant en charge en amont des cours spécifiques d’histoire, d’art ou de littérature associés au Rwanda, l’équipe enseignante rassure le témoin, et permet aux élèves la singularité.
Cette préparation minutieuse avec le témoin permet aussi de penser au plus juste l’organisation de la rencontre : le témoin-rescapé souhaite-t-il que les élèves préparent des questions, préfère-t-il déclamer un texte, répondre à des questions spontanées ? Ces réflexions découlent d’un travail qui enseigne aux élèves combien le témoignage est un don de soi, comme une parcelle mémorielle d’un événement, ici historique. Facilitateurs, catalyseurs, chefs d’orchestre, les professeurs intègrent l’ensemble des réflexions qu’ils mettent en musique. Ils permettent la mise en œuvre d’un véritable « pacte testimonial » entre les protagonistes. Les bénéfices de ce dispositif d’écoute et d’intégration sont grands : les attentes des uns et des autres construisent le cadre d’une rencontre réussie.
Un travail d’histoire mis à disposition du plus grand nombre
« Je pense que de voir [le témoin] c’était plus le côté émotionnel et touchant alors que le cours c’était plutôt informatif. Je pense que je n’aurais pas été aussi touché si je n’avais pas eu tout cet apprentissage avant. En sachant tout ce qui s’est passé, c’est essentiel pour la rencontre ».
Parole d’élève dans le rapport « Les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda
en milieu scolaire : mémoires, histoire et transmission » (p. 66).
« Un des soucis qu’on a, c’est qu’on traite de sujets sensibles pas que la violence. Typiquement avec Samuel Paty, on se prend aussi la violence de la société et les paroles extrêmes rentrent dans nos cours. S’il y a un bien un cours dans lequel ça rentre, c’est chez nous. Et c’est vrai que parfois on est seuls parce nous c’est quasiment un chapitre sur deux que les choses sont compliquées ».
Parole s’enseignant dans ce même rapport (p. 66).
La recherche-action a souligné l’importance de la formation initiale et continue des enseignants, sur le terrain disciplinaire de l’histoire du génocide, mais plus généralement sur la pédagogie pluridisciplinaire par projet. Laissée largement en jachère, formalisée de plus en plus derrière la mise en place des certificats d’aptitude académiques en 2015, la formation continue s’éloigne des attentes et des besoins pédagogiques « au ras » des professeurs. Tous ceux engagés dans le projet ont souligné la nécessité de devoir se former seul(e)s sur le sujet du génocide, dans le choix des ressources à consulter, à analyser, à mettre en forme pour les besoins de leurs cours et du projet. Certes, la formation universitaire des professeurs leur permet de nourrir par eux-mêmes leurs différentes leçons. Cependant, la communauté éducative attend sur de tels sujets un investissement plus important et systémique des corps d’inspection, dans une perspective justement pluridisciplinaire. Les programmes scolaires, la remise du rapport Duclert et ses préconisations, et plus généralement l’enseignement contemporain des génocides, de la mémoire[7] et avec elle de la place du témoin en histoire ou en lettres, appellent une mobilisation et une formation pour l’instant bien médiocre.
Du point de vue des savoirs, la mise en œuvre de la Saison Africa 2020 entre 2019 et 2021 avait montré l’absence quasi-totale de formation pluridisciplinaire en direction des professeurs des premier et second degrés pour un renouvellement du regard sur le continent africain. Son histoire, ses cultures, ses dynamiques contemporaines dans les domaines de la ville, des arts (plastiques, culinaires) ou de la littérature restaient grevées par des stéréotypes et poncifs éculés, largement associés à une approche historique européo-centrée : colonisation, traites négrières, etc. On sait combien ces représentations ont pesé dans la marche vers le génocide et sur la manière dont la France pensait cette partie de l’Afrique en 1994. Elles polluent encore nos perceptions du continent africain. Pourtant, comme le montre la recherche-action, des enseignants, avec l’aide de témoins-rescapés, ont su s’inscrire dans un rapport renouvelé à l’histoire des mondes africains[8].
La recherche-action a conduit à placer la pluridisciplinarité comme voie précieuse de compréhension du génocide, mais aussi de vecteur de transmission partagée et privilégiée entre enseignants, témoins-rescapés et élèves. Aborder le génocide par une question civique (comment refaire société après un génocide ? Comment penser la justice, entre histoire et mémoire ?), le champ artistique et la littérature, par une question sur les enjeux propres de la mémoire, du témoignage et de la justice, des problématiques géopolitiques d’hier et d’aujourd’hui, a nécessité la mise en place d’un travail collectif de recherche et la réalisation d’une solide progression pédagogique. Elle a mené sans conteste à mieux comprendre in fine ce qui se joue durant la rencontre entre témoin-rescapé d’un événement tragique et élèves en apprentissage du monde.
Le passage par la réalisation artistique, comme retour d’expérience de la rencontre, a permis aux enseignants comme aux élèves d’offrir aussi un « don de soi » au témoin, réintégré par là même dans la communauté des hommes et des femmes, dont les auteurs du génocide avaient voulu les exclure.
« Quand j’assistais à une conférence, il y avait toujours des négationnistes et ça m’énervait et quand on regardait à la télévision le simple fait de parler d’un génocide rwandais c’était pour pouvoir dire il y a un génocide contre les Tutsi et un contre les Hutu. Ça m’énervait. Petit à petit, ça a changé avec l’association Ibuka par exemple on allait dans ces conférences pour dire la vérité. »
Parole de témoin-rescapé, rapport écrit « les rescapés du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en milieu scolaire : mémoires, histoire et transmission », 2022, p. 66.
L’espace classe a pu ainsi jouer son rôle : protecteur et producteur de savoir. L’un n’allant pas sans l’autre. Cadré par des enseignants investis, il a accueilli la parole du témoin placé dans un écrin empathique, construisant les conditions d’un lien solide, de respect et d’attente mutuelle, pour une transmission réussie. La mémoire, valorisée, a été replacée dans une dynamique historienne : le témoin, adoubé, a pu transmettre un récit intégré à une histoire critique de l’événement travaillé en amont et en aval de la rencontre. Pour le témoin, la rencontre fut souvent, les captations vidéo en attestent, un moment de partage intense. Plus qu’avec des adultes, les échanges riches et sincères, encore une fois préparés, l’ont replacé dans son humanité réinvestie. Son « don de soi » a participé alors pleinement à faire reculer la méconnaissance, mieux, le négationnisme.
Un rapport complet sur cette expérience nationale est disponible désormais sur Internet. Elle se poursuit sous la direction de la Ligue de l’Enseignement, l’association Ibuka-France et d’autres partenaires de l’école, soucieux du travail de mémoire et du devoir d’histoire. Plus pratiquement, la plateforme dédiée intitulée « enseigner-témoigner »[9] permet de retrouver l’ensemble des outils pédagogiques et ressources disciplinaires issus des réflexions menées durant la recherche-action. Elle a pour ambition de faciliter la gestion pédagogique de la réception d’un témoin-rescapé en classe, notamment en abordant plusieurs aspects :
- histoire et mémoire du génocide ;
- qu’est-ce qu’un témoin et pourquoi le faire intervenir en classe ?
- comment construire un projet de rencontre pas à pas ;
- pourquoi et comment construire une œuvre artistique à l’issue de la rencontre.
En espérant qu’elle pourra devenir un espace central dans l’apprentissage du génocide des Tutsi au Rwanda et permettre à nos élèves de comprendre mieux la logique génocidaire pour mieux la débusquer le cas échéant. L’actualité dramatique dans la région des Grands Lacs, mais ailleurs dans le monde, de l’Ukraine au Moyen-Orient, oblige à la vigilance et pour cela, au partage des expériences et de la connaissance.
A. L.
[1] https://www.enseigner-temoigner.org/seminaire-de-restitution-de-notre-recherche-action/
[2] « 7 avril : commémoration en France du génocide au Rwanda », « Des pistes littéraires pour l’enseignement du génocide des Tutsi au Rwanda » ; « Enseigner le génocide des Tutsi au Rwanda du collège à l’université »,
[3] Rapport de la commission dirigée par Vincent Duclert, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994), remis au président de la République le 26 mars 2021, https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/279186_0.pdf
[4] Dossier « Le génocide des Tutsi rwandais », dans Historiens et Géographes, n°457, février 2022,
p. 59-122.
[5] https://eduscol.education.fr/1377/ressources-sur-le-genocide-au-rwanda
[6] Association Souviens- toi, Mémoire et Justice, chargée de perpétuer la mémoire des victimes, de poursuivre et de traduire en justice les auteurs du génocide et autres crimes contre l’humanité commis au Rwanda.
[7] Soulignons le travail réalisé par la Fondation pour la Mémoire de l’esclavage sur ce thème précisément.
[8] Pour aller plus loin sur ce thème : https://eduscol.education.fr/2136/regarder-et-comprendre-le-monde-d-un-point-de-vue-africain
[9] www.enseigner-temoigner.org
L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.