« Envoyé au bled » : une pratique récente
au cœur du film Le Jeune Imam
Par Jean-Riad Kechaou, professeur d’histoire-géographie à Chelles (Seine-et-Marne)
Contrairement à ce que suggère le titre, le sujet du Jeune Imam n’est pas la religion mais l’amour filial. Le dernier opus de Kim Chapiron, réalisateur du collectif Kourtrajmé, raconte une relation entre une mère et un fils qui a mal tourné. Leur religion et le quartier populaire de Montfermeil (Seine-Saint-Denis) dans lequel ils vivent ne sont que des éléments du décor. Le nœud de ce film, sorti en salles le 26 avril, consiste à comprendre la difficulté pour une mère célibataire d’origine africaine d’élever ses enfants dans un contexte socio-culturel qu’elle maîtrise mal. Désemparée de voir son fils partir à la dérive, la mère d’Ali (incarnée brillamment par Hady Berthe) décide de l’envoyer au Mali. Alors âgé de 14 ans, il en revient, une dizaine d’années plus tard, transformé et fort d’une formation religieuse.
Envoyer au bled est une sanction parentale que l’on rencontre quand on enseigne dans un quartier populaire. Si elle reste désormais au rayon des menaces pour les enfants d’origine maghrébine, elle semble encore en vigueur chez les parents originaires d’Afrique de l’Ouest : Mali, Sénégal, Mauritanie. Par exemple, en seconde MLDS (mission de lutte contre le décrochage scolaire, accueillant les élèves sans affectation au lycée), certains adolescents arrivent en France après avoir effectué une partie de leur scolarité dans un établissement de Bamako, Nouakchott ou Dakar.
En Mauritanie de 12 à 23 ans
Boubou Tougo, 37 ans et conseiller principal d’éducation dans le Val-de-Marne, a vécu une expérience de ce type. À 12 ans, à la fin de sa sixième, il a été envoyé à Nouakchott en Mauritanie jusqu’à ses 23 ans. « Mon père a pris la décision de me renvoyer au pays avec mon frère, confie-t-il. Dissipé et peu scolaire, je n’avais pas fait de bêtises en particulier. J’avais plutôt des difficultés relationnelles avec ma belle-mère. Rétrospectivement, c’était plutôt pour nous protéger car on aurait pu mal tourner. Mais c’était à double tranchant : là-bas, beaucoup dans notre cas ont sombré. Sans cadre, certains ont même versé dans le banditisme. »
Comme dans Le Jeune Imam, un de ses cousins a été envoyé à la madrassa, l’école coranique. « Passer de la banlieue parisienne à un village à 150 km de Nouakchott sous une khaïma (NDLR : tente traditionnelle utilisée par les nomades dans les zones désertiques) pour apprendre le Coran, le choc fut trop violent pour lui. » Pour Boubou Tougo, en revanche, le retour au pays de ses parents fut bénéfique : « Cela m’a permis de profiter d’une double culture. Je l’ai perçu comme une punition mais cela m’a beaucoup aidé car j’ai été très bien accueilli. J’ai eu du mal à m’intégrer car il y avait des cours d’arabe et de l’enseignement islamique. Mon oncle, qui était mon tuteur, m’a alors scolarisé dans le système français. J’ai eu de la chance car il a pu jouer le rôle de figure paternelle avec moi. »
Boubou Tougo a obtenu un bac littéraire dans un lycée privé français, puis il a poursuivi des études de sociologie et de philosophie jusqu’en maîtrise avant de revenir en France. Cette expérience a nourri son mémoire de master 2 en éducation, formation et intervention sociale poursuivi à l’université Paris 8, sous le titre « Le voyage au pays d’origine comme ultime solution éducative après l’échec en terre d’accueil des enfants issus de l’immigration : le destin de l’enfant soninké ». Aujourd’hui, il prend appui sur son parcours pour mieux appréhender les difficultés rencontrées par les collégiens et leurs familles.
« Le phénomène des mères isolées africaines élevant seules leurs enfants, comme dans le film Le Jeune Imam, est récent. Cela n’existait pas dans les années 1990. En charge de six ou sept enfants, parfois, elles peuvent se sentir dépassées. En dernier recours, elles en envoient un ou deux au pays. Elles redoutent les services sociaux quand elles ne parviennent pas à s’en sortir et sont dans l’incapacité de faire comprendre à leurs enfants que cette décision peut être une chance. »
Manque de reconnaissance et d’accompagnement
Telle est la trame du Jeune Imam. Kim Chapiron, aidé au scénario par Ladj Ly, le réalisateur des Misérables, s’est inspiré d’une histoire vraie pour écrire le scénario. L’éloignement du quartier et de ses risques semble aussi apaiser son jeune héros, Ali, qui se met à suivre assidûment les cours coraniques dans une madrassa.
En revenant dans son quartier de Montfermeil, le jeune homme – joué avec finesse par Abdullah Sissoko – n’a pour seul bagage qu’un diplôme de théologie et une furieuse envie de décrocher la reconnaissance de sa mère. Par sa connaissance de la religion, il gagne dans le quartier une notoriété imprévue et devient l’imam de la cité. Malgré les réticences de sa mère, Ali s’engage pleinement dans cette nouvelle fonction pour lui prouver ses capacités.
Mais, là encore, sa mère paraît dépassée. Préférant qu’il trouve un emploi rémunéré, elle ne comprend pas l’engouement qu’il suscite et peine à lui témoigner de l’affection. C’est en auscultant cette déficience parentale que cette histoire est universelle. En effet, bien des adolescents en manque d’amour, de bienveillance et d’accompagnement, se comportent mal pour solliciter de l’aide.
Un islam apaisé en toile de fond
En toile de fond du film se devine un tableau d’un islam de France encore objet de fantasmes. Renversant en douceur l’imam expérimenté, Ali connaît, avec l’aide des réseaux sociaux, une ascension vertigineuse qui le submerge lorsqu’il propose à ses fidèles des pèlerinages à La Mecque*. C’est certainement sur ce point que la critique se fait la plus actuelle, quand elle brocarde les réseaux sociaux, leur narcissisme et les dégâts qu’ils peuvent engendrer.
« Le pouvoir d’influence de cet imam nouvelle génération est lié effectivement à des notions très neuves, comme celle du nombre de followers !, explique Kim Chapiron dans le dossier de presse du film. Le Jeune Imam s’inscrit à la fois dans la question universelle de la foi, et celle d’une modernité connectée. Mon film traite de ces nouveaux leaders spirituels 2.0. Comment cette nouvelle famille d’imams constitue une force à travers YouTube, TikTok, etc. Et comment, par conséquent, la tradition est vécue par les nouvelles générations. La manière classique de pratiquer sa religion est pulvérisée par les nouvelles façons de communiquer. L’imam qui a le plus de followers fait autorité pour les plus jeunes. Ce règne de la quantité est aussi un des sujets du film. Le Jeune Imam pose la question de comment on construit le religieux, comment toutes ces nouvelles technologies au service de la foi génèrent des dérives. »
Le film dépeint tous les aspects de la pratique de l’islam dans un quartier populaire sans renoncer à traiter des sujets controversés comme le port du voile ou les mariages mixtes. Kim Chapiron, qui a reçu les conseils techniques de l’islamologue Rachid Benzine, s’attache à donner une image apaisée de la deuxième religion de France. Nabil Akrouti, l’un des acteurs du film, déplore néanmoins les réticences du milieu cinématographique sur le sujet. « Peu de salles (140) ont diffusé le film à sa sortie le 26 avril. Mais atteindre 22 000 entrées le premier jour, cela va au-delà de vos espérances, et c’est signe que le bouche-à-oreille a bien fonctionné. Un seul festival nous a accueillis sur les soixante sollicités, celui des Plurielles de Compiègne, où nous avons obtenu les prix du meilleur film, meilleur premier et second rôles. Beaucoup de personnes se reconnaissent dans cette histoire : peu importent leurs origines ou leurs convictions religieuses. »Pour lui, aucun doute, l’histoire de cette relation mère-fils aurait été similaire avec un personnage de jeune rabbin ou de jeune prêtre : « C’est un film à aller voir en famille, à partager entre enfants et parents. ».
J.-R. K.
* On estime le nombre de musulmans en France à 6 millions de personnes. En 2019, le consulat d’Arabie saoudite en France a délivré entre 22 000 et 28 000 visas « spécial hajj », pèlerinage à la Mecque. Ce « voyage d’une vie » coûte entre 5 500 et 7 000 euros aux pèlerins. Les visas sont valables un mois et permettent d’accéder à tous les lieux saints. Ils sont délivrés aux fidèles uniquement par le biais d’agences de voyages spécialisées accréditées par le ministère saoudien. Des agences non agrées tentent de profiter des difficultés logistiques et financières que rencontrent les pèlerins pour s’enrichir illégalement. En 2019, entre 2 000 et 5 000 fidèles musulmans ont vu leur voyage annulé faute de visa valide juste avant leur départ. Ce sont parfois les économies de toute une vie qui sont ainsi dérobées. (Propos issus du dossier de presse du film).
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