Envisager la littérature
comme une source pour l’historien
Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire au lycée (académie de Toulouse)
« L’histoire est un roman qui a été, le roman est une histoire qui aurait pu être. »
Edmond et Jules Goncourt
La rénovation de l’enseignement passe par le décloisonnement des disciplines. Dans cette perspective, la pluridisciplinarité est de plus en plus appelée à construire du sens dans les apprentissages. Entre histoire et lettres, des ponts évidents peuvent être élaborés à l’école. Ils fondent en particulier l’enseignement bi-disciplinaire lettres/histoire en lycée professionnel. Les romans de chevalerie ou les lettres de poilus de la Grande Guerre nourrissent déjà les cours de lettres de l’école primaire au lycée.
En cela, la question croisée de l’écriture fictionnelle et de l’histoire est un domaine pédagogique largement exploré. Le récent film Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, sorti en salles début janvier 2023, a donné lieu dans l’académie de Versailles à un intéressant travail croisé d’écriture fictionnelle et de réflexion sur les sources historiennes intitulé « Tirailleurs, une histoire collective[1]. » Cet appel à projet émane du Pôle civique de l’académie, inscrit dans la problématique de l’engagement et de la mémoire.
Plus largement, chaque discipline développe des entrées hors de ses domaines traditionnels d’intervention. Les arts et lettres, comme le cinéma, sont largement investis par les historiens. En témoignent les riches rubriques de la revue Historiens et Géographes consacrées à l’histoire au cinéma. L’enseignement de spécialité histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques (HGGSP), né de la dernière réforme du lycée, invite dans la même perspective à ouvrir toutes grandes les portes et les fenêtres des coopérations entre savoirs disciplinaires pour une meilleure compréhension par nos élèves du passé au prisme des événements contemporains.
Dans ce domaine de réflexion de l’interdisciplinarité, il semble que les professeurs d’histoire et de lettres, dans leur formation et dans la préparation de leurs cours, gagneraient à partager davantage les problématiques associées à leur matière. Pour sortir des sentiers battus par les programmes, pourquoi ne pas suggérer un va-et-vient plus approfondi entre les cours d’histoire et de lettres en partageant des textes, les uns littéraires (pour les professeurs d’histoire), les autres historiques (pour les professeurs de lettres).
Par là même, ils pourraient tous deux donner à lire et à faire lire aux élèves des supports originaux associés à l’autre discipline : extraits d’œuvres littéraires (romans, poésie), mais également extraits d’ouvrages d’histoire écrits par les plus grands spécialistes ou de romans nourris de réflexions historiques. Cet enrichissement mutuel pourrait être profitable in fine pour les élèves. Il consoliderait leur ouverture culturelle et leur capacité future à penser (panser ?) le monde en profondeur, parce qu’ils seront capables de relier les sources, les faits, les événements par différents canaux complémentaires. Nous prendrons ici comme exemple les programmes de seconde et de première.
Lamartine et Hugo, points de passage obligés
Comme souligné, l’usage d’épopée, de romans ou de poèmes en vers est plutôt bien banalisé en cours de lettres mais également d’histoire.
En classe de seconde, il n’est pas rare dans le thème 1 d’histoire portant sur l’Antiquité et la démocratie athénienne, d’en appeler à Homère, aux tragédies ou comédies grecques comme Lysistrata, d’Aristophane, afin d’illustrer les thèmes de la guerre, des héros, des dieux ou la place de la femme dans la cité athénienne. L’étude d’extraits des œuvres de Montaigne ou de François Rabelais appuie l’enseignement de l’humanisme européen du XVIe siècle.
Le programme de la classe de première porte essentiellement sur le long XIXe siècle, de la Révolution française et de son impact en Europe (libéralisme et mouvement des nationalités) à la Première Guerre mondiale. Les transformations politiques, économiques et sociales de la France en sont le cœur. Il est question en particulier de comprendre le difficile apprentissage de la démocratie et de l’intégration du peuple dans la vie politique, de la fin de la monarchie absolue à la IIIe République. Les écrivains majeurs du siècle, français mais également européens, sont convoqués comme source de l’historien pour dire la société, les débats et conflits politiques. Lamartine et Victor Hugo sont inscrits comme des points de passage obligés, en qualité d’écrivains mais aussi de personnalités politiques ayant participé aux événements étudiés, de la guerre d’indépendance grecque au Printemps des peuples en France.
Les grands romanciers du XIXe siècle sont largement cités, voire étudiés plus en détail en classe d’histoire. Comme Victor Hugo : l’étude de la préface des Misérables de 1862en cours d’histoire peut également éclairer les conditions sociales en France au milieu du XIXe siècle. Une préface courte, tenant en une phrase longue, donne aussi de Victor Hugo le visage d’un humaniste républicain mobilisé contre l’Empire et pour la « sociale » :
« Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. »
Hugo, qui fut député sous la Seconde République (1848), est alors un farouche opposant à Napoléon III. Depuis son exil, il vomit le régime dans Les Châtiments et participe de la légende noire de « Napoléon, le Petit ». Ses funérailles, suivies par plus d’un million de personnes à Paris en 1885, disent l’attachement de la République finalement installée au politique exilé tout comme à l’écrivain prolixe. D’importants passages de l’Éducation sentimentale, de Flaubert, comme le sac du palais des Tuileries par la foule révolutionnaire, permettent au professeur d’histoire de faire le lien entre l’auteur, son œuvre et le soulèvement de février 1848.
Le cycle des Rougon-Macquart, d’Émile Zola, apparaît comme essentiel pour évoquer en classe les transformations économiques et sociales (et les difficultés) de la France sous le Second Empire. Des spéculations haussmanniennes (La Curée) à l’essor du prolétariat (Germinal, La Bête humaine), de la naissance des « grands magasins » (Au Bonheur des Dames) à la défaite de 1870-1871 (La Débâcle), le professeur peut guider les élèves au cœur de problématiques qui touchent la société française. Ces quelques exemples parmi bien d’autres soulignent combien la littérature peut et doit être envisagée comme source pour l’historien. Les écrits fictionnels inscrits dans une époque, construits sur des problématiques inspirées du temps, disent un contexte historique.
La littérature jaillie des tranchées
Thème important du programme de première, la Première Guerre mondiale mobilise l’ensemble des classes sociales, individus et communautés développant le sentiment aigu de vivre l’histoire en train de se dérouler. Naît dans les tranchées et par le souci de dire la guerre, une littérature spécifique du témoignage qui mobilise écrivains consacrés ou en devenir, poètes ou romanciers.
Guillaume Apollinaire est ainsi convoqué en cours d’histoire comme écrivain et combattant, marqué dans son œuvre et sa chair par la guerre. Le jeune officier d’infanterie Maurice Genevoix, gravement blessé aux Éparges, au sud-est de Verdun, en 1915, rédige, avec Ceux de 14, un des plus beaux témoignages littéraires de la Grande Guerre, et se voit entre autres pour cela panthéonisé en 2020.
Un simple tonnelier audois nommé Louis Barthas, met au propre sur dix-neuf cahiers d’écolier juste après-guerre ses carnets tenus au front : ils seront publiés dans les années 1970 par un historien, soucieux de faire lire l’expérience populaire et réaliste de la guerre. Écrits comme un récit de vie, Les Carnets de Louis Barthas invitent à appréhender la guerre au « ras du sol » des simples soldats. La question plus large de la mise en mémoire constante de la guerre permet aussi de travailler des œuvres de fiction plus récentes comme Au revoir Là-haut, de Pierre Lemaître. Ce dernier ouvrage, à l’image d’Un long dimanche de fiançailles ou de La Chambre des officiers, dit la puissance de l’événement dans la mémoire collective, et interroge donc les élèves sur la nature de la Grande Guerre et des traces laissées jusqu’à aujourd’hui.
Cette exploration de la littérature peut se prolonger par d’autres domaines artistiques. Cinéma ou bande dessinée portant sur la guerre de 14-18, jusqu’à la chanson, viennent ainsi soutenir la parole du professeur d’histoire, ses récits, ses problématiques. Ces derniers peuvent également être investis sur la question des génocides : le témoignage littéraire, comme le récit d’une vie, d’une expérience transmise directement par le témoin aux élèves, atteste d’un événement, de faits, de réalités souvent cachées ou volontairement détruites par les bourreaux.
En classe de première, le professeur aborde le génocide arménien de 1915. Il peut s’appuyer par exemple sur le beau texte intitulé Le Golgotha arménien du prêtre Grégoire Balakian qui permet de saisir la mécanique génocidaire au plus près des victimes[2]. Comme mémoire singulière, il est source de l’historien. Ainsi, le cours d’histoire peut être un prétexte pédagogiquement utile de l’apprentissage linguistique, par la lecture de textes, pourquoi pas d’œuvres littéraires complètes appréhendées sous l’angle historique.
Ainsi, la littérature sous toutes ses formes, comme production culturelle d’une société, est associée pleinement au travail de transmission du professeur d’histoire. Elle est source pour l’historien et support de cours idoine pour l’enseignant. Il convient pourtant, dans ce rapport évident entre littérature et histoire, de développer une méthodologie adaptée qui intègre les acquis de la recherche littéraire, prenant en compte la littérature comme production culturelle associée à un contexte précis.
Ainsi, les historiens gagneraient à explorer l’histoire de l’écrit, l’usage des livres, des styles littéraires (poésie, romans) dans les sociétés et périodes étudiées. Comment Le Livre des Merveilles, de Marco Polo, est-il arrivé jusqu’à nous ? Émile Zola était-il autant lu qu’aujourd’hui à l’époque où est publié le cycle des Rougon-Macquart ? Que signifie écrire une lettre en 1750, en 1914 ? Quel a pu être le rapport social différencié à l’écriture de soi au XVIe ou au début du XIXe siècle ? Ces quelques questions peuvent enrichir un dialogue fructueux entre les professeurs des deux disciplines. De la même manière, le professeur de français peut convoquer l’histoire et les historiens et leurs travaux, non pas seulement comme outils de contextualisation, mais comme supports littéraires et de débats.
Les historiens lus en classe de lettres
L’usage de textes d’historiens apparaît moins exploré à l’école par les professeurs de français comme support de cours. Cela ouvre pourtant de belles perspectives, comme l’usage de textes historiques dans les apprentissages fondamentaux en grammaire ou conjugaison : à l’école primaire, faire de l’histoire peut aussi être un temps de lecture ou d’écriture et servir l’enseignement du français.
Depuis les années 1970, les historiens ont, dans les pas des philosophes, interrogé leur rapport à la transmission de la connaissance historique. Ce que l’on a appelé le linguistic turn a orienté l’épistémologie de l’histoire vers le genre littéraire. Attachée à l’étude de textes (ou de paroles), l’histoire comme connaissance est elle-même une mise en récit, elle s’écrit et l’historien se doit de savoir raconter. Ce point n’est pas détail. L’historien Paul Veyne, disparu récemment, a pu définir l’histoire comme « roman vrai ». Ainsi, l’histoire des historiens peut être appréhendée en cours de lettres, comme d’ailleurs les romanciers nourris d’une réflexion historienne.
Dans L’histoire est une littérature contemporaine, l’historien Ivan Jablonka écrit :
« Concilier sciences sociales et création littéraire, c’est tenter d’écrire de manière plus libre, plus originale, plus juste, plus réflexive, non pour relâcher la scientificité de la recherche, mais au contraire pour la renforcer […] Réciproquement, la littérature est compatible avec la démarche des sciences sociales. Les écrits du réel — enquête reportage, journal, récit de vie, témoignage — concourent à l’intelligibilité du monde. Ils forment une littérature qui, au moyen d’un raisonnement, vise à comprendre le passé ou le présent[3]. »
La suite de son œuvre s’inscrit dans cette démarche : rendre l’histoire plus littéraire, et insuffler de la méthode historique dans la littérature. Dans un ouvrage précédent intitulé Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, et sous-titré « Une enquête[4] », l’auteur reconstitue, à partir de quelques traces familiales ténues et d’interviews, la trajectoire de ses grands-parents paternels, depuis leur shtetl (village) polonais jusqu’à leur disparition dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Il met en scène sa recherche pour retrouver le parcours de ses aïeuls dans l’Europe du premier XXe siècle, de Paris à Varsovie, comme une « biographie familiale, une œuvre de justice et un prolongement de mon travail d’historien ». Le livre se lit comme un roman : l’émotion côtoie les réflexions sur le nazisme et l’antisémitisme ; les longues descriptions le disputent aux mises au point historiennes. Ce travail précis d’écriture de l’histoire dit à lui seul tous les avantages que les professeurs de lettres ont à investir les territoires, pas si rebutants, des historiens.
Qu’est-ce qui fait une œuvre, sinon sa pérennité ?
Le programme de français en classe de seconde est centré sur l’apprentissage de la langue et de la littérature. Comme l’indique l’intitulé du Bulletin officiel : « La priorité […] est donnée aux parcours pour la poésie, la littérature d’idées et la presse. Pour le théâtre, le roman et le récit, le professeur veille également à choisir, pour les lectures intégrales et cursives, des œuvres de siècles différents, de manière à proposer un travail de mise en perspective diachronique sur ces deux genres. » L’enseignant travaille ainsi sur des œuvres du Moyen Âge, des époques moderne et contemporaine. La contextualisation historique joue un rôle certain. L’histoire n’est alors jamais très loin, comme le soulignent les textes : « L’enseignement du français en classe de seconde obéit à des finalités qui tiennent à la nature de ses objets principaux et à leur liaison consubstantielle : la langue et la littérature. Il est de ce fait en relation étroite avec les autres enseignements linguistiques, artistiques et culturels. »
L’œuvre littéraire mérite ainsi d’être replacée dans le contexte de son écriture, de sa diffusion. De sa réception à son devenir diachronique, l’œuvre littéraire a besoin d’être comprise en son temps et comme objet qui a traversé (ou non) les périodes. Qu’est-ce qui fait une œuvre, sinon sa pérennité ? Les professeurs de lettres sont donc amenés à se frotter à l’histoire en tant que discipline : histoire comme étude du passé des sociétés ou histoire comme compréhension de la littérature. En cela, ils appréhendent les méthodes de la recherche historique et l’historiographie attachée à telle ou telle période.
Hors de la seule contextualisation, l’histoire ne pourrait-elle pas s’inviter en cours de français comme objet de récit, littérature à étudier en tant que telle ? La connaissance historique et sa mise en récit s’inscrivent depuis au moins le XIXe siècle dans un débat fécond entre historiens. Comment dire l’histoire qui est une étude à partir de textes, de mots, du langage ? Elle est une mise en récit du passé. Elle peut ainsi être questionnée comme genre littéraire, et certaines œuvres être abordées comme des pièces de littérature.
Cette problématique peut déboucher en classe de français sur des approches constructives : lectures de points de vue historiques sur des œuvres littéraires, lecture d’œuvres d’historiens, en lien avec les programmes de français et d’histoire dans les classes concernées. En classe de seconde, La Méditerranée et le monde méditerranéen de Philippe II, de Fernand Braudel, n’a pas perdu de ses vertus historiques et littéraires.
Voulant travailler sur le puissant Philippe II, roi d’Espagne et du Portugal, de Naples et de Sicile, archiduc d’Autriche, duc de Milan et souverain des Pays-Bas, Braudel renverse le sujet et fait de l’espace méditerranéen l’acteur majeur de l’intrigue des sociétés du XVIe siècles. Braudel, futur académicien, en profite pour échafauder le concept de « longue durée » comme compréhension de l’histoire, en écrivant des pages magnifiques sur la mer intérieure :
« J’ai passionnément aimé la Méditerranée, sans doute parce que venu du Nord, comme tant d’autres, après tant d’autres. Je lui aurai consacré avec joie de longues années d’études – pour moi bien plus que toute ma jeunesse. L’idéal serait sans doute, comme les romanciers, de camper le personnage à notre gré, de ne jamais le perdre de vue, de rappeler sans cesse sa grande présence. Malheureusement ou heureusement, notre métier n’a pas les admirables souplesses du roman […] Je pense que la mer, telle qu’on peut la voir et l’aimer, reste le plus grand document qui soit sur la vie passé[5]. »
La première partie de l’œuvre porte tout entière sur la Méditerranée et son milieu. Elle offre des pages d’une grande sensibilité et d’une justesse remarquable, qui permettent sans doute de travailler pêle-mêle la description, la mer comme « héros », le style historien.
D’emblée, c’est aussi l’historien romantique Jules Michelet que le professeur de lettres peut convoquer pour évoquer cette période littéraire de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècles. Des causes de la Révolution à son déroulé, Michelet, un des pères fondateurs de l’histoire moderne et du « roman national », impose un récit haletant des événements et des acteurs, dont le peuple apparaît comme l’un des principaux.
Son Histoire de France, saluée comme une œuvre littéraire de grande qualité, invite justement à interroger sur ce qu’est le « roman national » qui éclot au XIXe siècle. Quels en sont les ressorts stylistiques, les fondements littéraires ? De quel passé s’agit-il ? Pour Michelet, le passé est « résurrection » et s’inscrit dans l’émotion de l’historien qui le restitue : « C’est par les douleurs personnelles que l’historien ressent et reproduit les douleurs des nations. », écrit-il dans son Journal.
L’art de Michelet a été longuement étudié, du rythme original de sa prose et de son éloquence toute personnelle. Les professeurs de lettres peuvent trouver de multiples portes d’entrée dans cette œuvre, qui peut et doit être citée longuement dans le cours d’histoire : pour traiter de la Révolution comme justement de la mise en œuvre de ce « roman national » dont nous peinons encore à sortir.
Plus récemment, l’historien moderniste Jérémy Foa, dans son ouvrage Tous ceux qui tombent. Visage du massacre de la Saint-Barthélemy, reprend le dossier des guerres de religion (programme d’histoire de Seconde). L’auteur raconte, dans un récit très littérairement construit, l’ordinaire du massacre, et n’hésite pas à se mettre en scène comme un enquêteur, entre surprise, attente ou déception face à l’archive, qui n’est pas toujours aussi accessible et parfois piégeuse. Il s’attarde sur l’atmosphère des journées qui encadrent la Saint-Barthélemy, sur les conditions de vie et de mort des victimes, mais également des pratiques et attitudes des bourreaux.
« 31 août 1572. La charrette manque plusieurs fois tomber à l’eau avant d’être in extremis redressée. Les tâcherons qui la bousculent connaissent leur affaire. Chaque semaine, ils quittent la capitale en direction du Pré-aux-Clercs pour répandre au fleuve leur fétide cargaison, verser ce que la ville rejette de boue, de débris et de déjections. L’odeur est intenable mais c’est une question d’habitude. Il y a pire […] Sous les yeux fatigués des hommes de Jehan Cuyret, maître des basses œuvres, d’interminables cortèges de charriots défilent depuis sept jours pour couler à la Seine les corps enchevêtrés de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants huguenots. À Paris, chacun vaque à sa tâche au milieu d’une colossale hécatombe[6]. »
L’ouvrage offre une entrée littéraire sur le traitement des archives comme sur la question des violences collectives dans un passé lointain. Il peut fournir, entre lettres et histoire, au lycée, des croisements disciplinaires bien utiles pour comprendre ce qu’est une mise en récit, ce que sont les travaux de l’écrivain comme de l’historien pour capter l’attention du lecteur, tout en proposant une « histoire » captivante sur la connaissance du passé. À l’heure où lecture et écriture paraissent si fragilisées dans les jeunes générations, ce double dessein, complémentaire, ne paraît pas superflu.
D’autres pistes sur d’autres périodes pourraient être aisément présentées ici. Terminons, sur le programme de seconde, sur ce qui pourrait être présenté aux élèves autour de la manière dont des écrivains abordent la question historienne. Les ouvrages de Laurent Binet peuvent sur ce point être éclairants, en particulier Civilizations, grand prix de l’Académie française, publié chez en 2019. L’auteur, qui a été professeur de lettres, use de l’uchronie pour restituer le contexte des Grandes découvertes et du choc des civilisations entre l’ancien et le « Nouveau monde ». Mais ici, ce sont les Incas d’Atahualpa, maitrisant les chevaux, le métal et l’art de la diplomatie, qui débarquent dans une Europe ravagée par les guerres…
Ce renversement, qui peut être étudié en classe d’histoire, amène aussi une mise en récit autour d’une polyphonie de personnages et de situation, entre drames et rebondissements. Laurent Binet, maître es histoire, convoque en épigraphe l’écrivain mexicain Carlos Fuentes : « L’art donne vie à ce que l’histoire a assassiné ». Débats et polémiques surgissent alors sur la liberté de création du romancier, la recherche de la vérité historique pour l’historien : débats intéressants qui peuvent aussi être source de réflexions en classe.
Ces quelques exemples, mêlant le travail partagé des professeurs d’histoire et de lettres, offrent des pistes, des parcours proposant un croisement heureux des disciplines et des savoirs. Elles visent à susciter la curiosité, à donner envie de lire romans et ouvrages d’historiens, à montrer aux élèves que la construction d’une culture personnelle féconde et enthousiasmante passe par ces échanges. Pour faire nôtre cette expression de Montaigne : « Il faut s’enquérir qui est mieux sçavant, non qui est plus sçavant ». Il apparaît donc devoir généraliser une formation initiale et continue des professeurs sur cette pluridisciplinarité que nous appelons de nos vœux. Il s’agirait de réellement croiser lettres et histoire, de mieux connaître mutuellement les méthodes d’étude et d’apprentissage des textes/sources, les attentes et attendus des programmes, les tordre s’il le faut pour donner davantage de sens à nos cours. Partager problématiques et lectures pour mieux les donner à lire et comprendre à nos élèves.
A. L.
Pour aller plus loin
Judith Lyon-Caen et Dinah Ribard, L’Historien et la littérature, Paris, La Découverte, 2010. Compte-rendu disponible : https://www.cairn.info/revue-critique-2011-4-page-276.htm
Christian Jouhaud, Nicolas Shapira, Dinah Ribard, Histoire littérature témoignage, Paris, Gallimard, 2009.
Notes
[1] https://histoire.ac-versailles.fr/spip.php?article2268
[2] Yves Ternon, « Témoignages de rescapés du génocide arménien », dans Revue d’Histoire de la Shoah 2003/1-2 (N° 177-178), pages 123 à 145.
[3] Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature, Paris, Seuil, 2014.
[4] Ivan Jablonka, Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus, Paris, Seuil, 2012.
[5] Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin, préface originale de 1946.
[6] Jérémy Foa, Tous ceux qui tombent. Visage du massacre de la Saint-Barthélemy, Paris, La Découverte, 2021.
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