Les Algues vertes :
par amour de la Bretagne
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
Après les chroniques radio et l’enquête illustrée de la journaliste Inès Léraud, Les Algues vertessortent sur grand écran sous forme de fiction inspirée du réel. Le film dossier de Pierre Jolivet ne mise pas sur le spectaculaire mais sur l’intime pour faire émerger une parole et des témoignages qui portent une vérité, coûte que coûte.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
Ce film est un peu le dernier étage de la fusée. Il y a eu le journal breton d’Inès Léraud, diffusé sur France Culture, puis interrompu. Sa magistrale enquête, illustrée avec les dessins de Pierre Van Hove1, publiée en 2019, a connu un beau succès d’estime et critique avec plus de six prix dont le Grand Prix du journalisme et le Prix de la BD bretonne, 150 000 exemplaires vendus et de nombreuses propositions de traduction et d’adaptation. Inès Léraud ayant fait des études de cinéma, un documentaire s’imposait. Mais la journaliste préférait une fiction pour une « plus grande capacité de résonance ».
Le film de Pierre Jolivet, réalisateur de films populaires (Ma Petite Entreprise, Les Hommes du feu…), qui est sorti en salles le 12 juillet, vient prolonger un processus. Il suit fidèlement le scénario de la bande dessinée en y ajoutant le personnage d’Inès, qui n’apparaissait pas dans ses pages, et campe, avec sa journaliste joliment incarnée par Céline Sallette, une nouvelle figure de lanceuse d’alerte au cinéma. Elle fait suite à des films comme Erin Brockowitch (2000), mère de famille découvrant des intoxications au chrome 6 via l’eau potable au sud de la Californie, Dark waters (2019), sur des empoisonnements massifs au Teflon<sup>®</sup> en Virginie, ou récemment la série Arte, Jeux d’influence, mettant en scène une journaliste malmenée dans son investigation sur les dérives criminelles de l’agroalimentaire dans les Hauts-de-France. Inès Léraud aurait d’ailleurs servi de modèle pour le personnage de Claire Lansel (Alix Poisson).
Qui peut encore prétendre ignorer que la Bretagne, depuis cinquante ans, est envahie par endroits par des algues qui, en se décomposant sous l’effet conjugué de la chaleur et du nitrate provenant des déjections porcines trop abondantes, dégagent de l’hydrogène sulfuré (H2S), gaz toxique et potentiellement mortel pour l’animal comme pour l’homme ? Pourquoi cette information de santé publique soulève-t-elle une omerta puissante au point d’entraver une chronique radiophonique, puis un livre, puis le tournage d’un film ? Sans compter les menaces répétées sur les personnes qui s’en inquiètent.
« Des chiens ont été retrouvés sans vie sur une plage d’Hillion en 2008 ; en juillet 2009, Thierry Morfoisse, chauffeur transporteur d’algues vertes à la déchetterie, décède au volant de son camion à Binic ; quelques jours plus tard, un cheval tombé dans un trou plein d’algues en putréfaction, meurt à Saint-Michel-en-Grève », rappelle Vanina Delmas dans un reportage paru dans Politis.
À l’époque, aucun panneau ne prévenait les promeneurs de ne pas approcher des plages infestées. Les personnels chargés de ramasser les algues ne portaient pas de matériel de protection. Comment ? Pourquoi ? C’est ce que montre le film de Pierre Jolivet en suivant les pas d’Inès Léraud. En découvrant le problème, celle-ci tombe amoureuse de la Bretagne, s’y installe avec sa compagne, et doit affronter le monde agricole local, mis en cause pour les déséquilibres provoqués par l’élevage intensif.
Quand les pouvoirs publics jouent avec la sécurité sanitaire
L’élevage et le tourisme en Bretagne sont-ils un enjeu financier supérieur à la sécurité sanitaire ? Le film accable les pouvoirs publics, insistant sur les signes de l’omerta, mais sans aller jusqu’à en montrer la fabrique. Il s’en tient au point de vue sur lequel il dispose d’informations fiables : ceux de l’enquêtrice et des victimes. Ceux qui parlent : la tenancière du bistrot, la journaliste locale, l’ouvrier malade, figurent des courageux potentiellement menacés à leur tour par des silhouettes, jamais nommées, capables de saboter leur voiture. Rosy Auffray, veuve du joggeur tué par les algues vertes et témoin clé qui fait basculer le scandale sanitaire dans la chronique judiciaire, subit des pressions : la coopérative agricole est le premier employeur de la région.
À aucun moment Pierre Jolivet glorifie son héroïne. Inès Léraud est une journaliste discrète, tenace mais pas grande gueule. Sa détermination est alimentée par son histoire familiale, confie-t-elle sur un pas-de-porte à Rosy Auffray. Sa mère a fait partie des gens contaminés par le mercure libéré par les amalgames dentaires. Il a fallu le suicide d’un lanceur d’alerte, le docteur Jean-Jacques Melet, et le combat d’associations de patients, pour révéler ce scandale et faire modifier la composition des plombages. La mère d’Inès Léraud s’en est sortie. Sa fille sait que les luttes peuvent se solder par des victoires. Elle ignore cependant le nombre de défaites qu’elle va devoir encaisser.
Pierre Jolivet la suit avec sa compagne, Judith (Nina Meurisse), prof de philo reconvertie en épicière pour des raisons d’économie familiale, depuis la naissance de l’enquête et pendant ses rebondissements et ses creux, sans miser sur le spectaculaire. Film de bataille, Les Algues vertes ne cultive pas le ton du scandale mais plutôt celui de l’intime. Inès se fait agresser par un agriculteur violent, Inès se fait sucrer sa chronique, Inès traverse un épisode dépressif… Du dossier naissent des personnages, avec des histoires, des émotions, une vie privée. Derrière le portrait de femme se devine aussi le portrait-robot d’une fonction sociale plus que jamais précieuse : lanceuse d’alerte.
Et c’est du duo Inès-Judith qu’émergent de jolis moments de cinéma : quand Judith se met debout sur son vélo, figure acrobatique qu’elle tentera seule ensuite, quand elles jouent à « lance-patates » dans la cuisine, quand Judith confie Inès à un ami fermier pour la sortir de ses marées noires ou quand elles pique-niquent ensemble devant le paysage qu’elles aiment malgré ce qu’il leur coûte… Avec les séquences où Inès, seule, plonge dans l’océan, s’éloignant littéralement et physiquement du rivage pollué, ces scènes recouvrent d’autres, plus fragiles, qui peinent à maintenir l’intensité dramatique.
Mais l’actualité s’en charge : infestant au départ notamment la baie de Saint-Brieuc et la Bretagne du Nord, où les criques plus étroites sont propices à la concentration de nitrate sur des algues séchant au soleil, les algues vertes arrivent dans le Morbihan. Le film a été projeté à l’Assemblée nationale, mais sa diffusion a été refusée au Conseil régional de Bretagne. Pour pointer la responsabilité de l’État et de l’agro-industriedans cette pollution chronique, des militants de Greenpeace ont déversé des tonnes d’algues devant la préfecture du Finistère le 10 juillet. Espoir : les agriculteurs, d’ordinaires peu représentés au cinéma, viennent voir le film depuis les avant-premières, et témoigner, après les projections, de leurs conditions de travail. Faire émerger la vérité, rester libre d’informer, c’est ce que la protagoniste escomptait.
I.M.
Les Algues vertes, film français de Pierre Jolivet (1h47), avec Céline Sallette, Nina Meurisse, Julie Ferrier, Pasquale D’Inca, Clémentine Poidatz, Jonathan Lambert, Adrien Jolivet.
Notes
- Inès Léraud, Algues vertes, l’histoire interdite, La Revue Dessinée, 2019.
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