Harcèlement : l’école en première ligne
Par Alexandre Lafon, professeur d'histoire et historien
Les cas de harcèlement qui frappent des adolescents semblent concentrer sur l’école la majorité des problématiques et des prises en charge. Est-ce un problème uniquement scolaire pour autant ? N’est-ce pas plutôt un phénomène social dont la lutte doit impliquer tous les acteurs et non pas seulement reposer sur des professionnels souvent démunis ?
Par Alexandre Lafon, professeur d’histoire et historien
La lutte contre le harcèlement à l’école est « la priorité absolue de la rentrée 2023 », selon les mots de l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Pap Ndiaye. Son successeur, Gabriel Attal, lui a emboîté le pas en faisant la déclarant cause nationale le 28 août lors de sa conférence de presse de rentrée. Après l’émotion suscitée par le suicide de Lindsay, une collégienne de 13 ans dans le Pas-de-Calais en mai dernier, il a été demandé aux principaux de collège d’organiser une heure de sensibilisation sur cette problématique avant les congés d’été.
Lire à ce propos : Le harcèlement : urgence d’éducation nationale
Cette heure de sensibilisation, réalisée dans la précipitation d’une actualité dramatique, survenait quelques mois après le suicide de Lucas, 13 ans, dans les Vosges, à la suite de harcèlement à l’encontre de son orientation sexuelle. Parallèlement, le ministre diligentait une enquête administrative de l’Inspection générale ayant pour but de faire la lumière sur les éventuels dysfonctionnements de l’institution et de ses personnels.
Gabriel Attal prend lui aussi le sujet à bras-le-corps. Des mesures ont été prises dès son arrivée en direction des élèves responsables de harcèlement, notamment leur changement obligatoire d’établissement. Elles prolongent les dispositifs mis en œuvre depuis plusieurs années comme le programme pHARe comprenant notamment des formations spécifiques pour les enseignants et les élèves, et la nomination de délégués au harcèlement dans les départements et les académies.
Complexe et sensible, le harcèlement chez les jeunes générations interroge notre société. Le phénomène n’est pas nouveau. Il court à travers les siècles, du milieu familial aux communautés villageoises ou de quartier, jusqu’au milieu scolaire massifié depuis les années 1970 devenu le lieu privilégié des interactions sociales de la jeunesse. Mais le monde numérique amplifie le cadre traditionnel du harcèlement : depuis la rue et les cours récréation, il pénètre par l’intermédiaire des réseaux sociaux dans l’intimité du foyer et de la chambre des élèves harcelés, 24 heures sur 24. Moral ou sexuel, le harcèlement devient cyber.
École et État, institutions périscolaires et collectivités locales sont sommées de trouver des solutions face à un fléau qui rencontre un formidable écho médiatique. L’augmentation de la population (et du nombre potentiel d’événements), la multiplication des moyens de communication proposés aux adolescents et la médiatisation toujours croissante des événements spectaculaires, expliquent que la problématique soit aujourd’hui aussi visible et placée au cœur des préoccupations sociales. D’autant que la lutte contre les violences physiques et psychiques mobilise toujours davantage l’ensemble de la société. En tant que dernière institution républicaine structurante, il est demandé à l’école de préserver sur ce point particulier les élèves qui lui sont confiés.
Le harcèlement, forcément scolaire
Ainsi, les termes « harcèlement » et « harcèlement scolaire » sont souvent interchangeables, notamment dans les médias lorsqu’il s’agit de violence faite aux adolescents par des adolescents. De quoi parle-t-on vraiment et dans quel cadre ? Quels sont les acteurs susceptibles d’agir, notamment les personnes et institutions convoquées pour conduire la lutte ? Le harcèlement qui semble se développer est-il scolaire ou dépasse-t-il le cadre de l’école ? La sémantique semble ici tout à fait floue. La lecture de la presse ou des journaux audiovisuels sur le cas de la jeune Lindsay le prouve.
Le Figaro du 7 juin : « Harcèlement scolaire […] : nombre de mineurs sont dépourvus d’empathie et ivres de pouvoir à l’égard de leur victime ». L’article présente : « Le pédopsychiatre Maurice Berger analyse les causes profondes du processus de harcèlement [en général] ». Le Journal du Dimanche, du 10 juin : « Suicide de Lindsay : face au harcèlement scolaire, le poison de l’inaction ». Libération, le 11 juin, rapporte les paroles du ministre sur le seul rôle de l’Éducation nationale « qui a du chemin à faire ».
Dans la majorité des articles, les jeunes sont désignés comme des élèves et non comme des adolescents. De Libération à Ouest-France, le chef de l’établissement où était scolarisée la jeune fille est montré du doigt : « Si elle avait été entendue, il n’y aurait pas de marche blanche aujourd’hui », a déclaré la mère de l’enfant (Libération, 18 juin). Les réseaux sociaux sont également épinglés. L’éditorial mesuré du Monde du 12 juin titre : « Harcèlement scolaire : la nécessité d’un sursaut ». Le journaliste pointe un fléau « aggravé par les réseaux sociaux » ; le phénomène s’inscrit selon lui dans la trilogie néfaste : smartphone/réseaux sociaux/isolement.
Nombreux sont les exemples qui accolent systématiquement l’adjectif « scolaire » au phénomène de harcèlement qui touche les jeunes, en occultant le problème d’un harcèlement d’abord enfantin ou adolescent. Cet attelage harcèlement-école semble révélateur des demandes croissantes faites à l’institution scolaire par une société et des dirigeants qui fonctionnent de plus en plus par délégation de responsabilité, de régler tensions et violences sociales.
L’école, institution centrale
L’école apparaît aujourd’hui comme l’institution centrale qui structure la société. Elle est un des derniers piliers du service public qui accueille, dans des structures fort diverses mais aux objectifs communs (écoles publiques et privées), les cohortes des jeunes générations, depuis l’âge de 3 ans jusqu’au baccalauréat, voire au-delà (classes préparatoires, BTS, etc.). Depuis le milieu des années 1970, elle doit garantir une éducation partagée aux générations de jeunes Français sur l’ensemble du territoire, instruire les enfants à la République. À la différence du premier XXe siècle, la massification de l’enseignement et l’élargissement de l’âge de la scolarisation font cohabiter, bon an, mal an, dans le système scolaire, tous les enfants d’une même classe d’âge et issus de toutes les catégories socio-professionnelles.
Après la suspension du service militaire en 1997, l’Éducation nationale reste un des seuls lieux de socialisation commun à l’ensemble de la jeunesse dans un monde moderne en rapide transformation. Face à la montée des inégalités sociales, elle voudrait encore incarner un espace protecteur garantissant l’épanouissement des enfants. Le maintien de l’ouverture des établissements lors des confinements de 2020 et 2021 a montré la puissance de l’attente sociale qu’elle soulève : lieu d’apprentissage, lieu de socialisation, lieu de « garde » pour des familles où souvent, désormais, les deux parents travaillent.
• Première conséquence : toutes les problématiques éducatives, relationnelles, cognitives, associées à la jeunesse se retrouvent à l’école, cadre de la socialisation privilégiée des enfants. Elle est complètement au centre des attentes sociales d’éducation, mais également de l’attention médiatique face aux troubles. Qu’il s’agisse de l’égalité fille-garçon, de la prise en charge du handicap (inclusion), de la santé (physiologie, sexualité, nutrition), du civisme ou de la défense, l’école est chargée d’intervenir, tout dysfonctionnement est noté et rapidement médiatisé.
• Deuxième conséquence liée à la première : les tâches assignées à l’école et à la communauté enseignante ou communauté éducative au sens large ne cessent de s’élargir. Depuis une vingtaine d’années, l’Éducation nationale prend en charge l’ensemble des problématiques non pas seulement liées aux apprentissages disciplinaires traditionnels (français, mathématiques, histoire, etc.), mais également aux apprentissages sociaux, qui touchent le savoir-être et vivre ensemble.
Ceux-ci prennent la forme d’heures dédiées à l’éducation à la santé (jusqu’à la nutrition ou comment bien manger), à la sexualité, à la défense et à la sécurité globale, à l’égalité filles-garçons, etc. Les « semaines » et « journées » de sensibilisation s’accumulent, souvent sans réelles concertations au sein des établissements, rendant quasi illisible les trop nombreux messages proposés.
Parmi l’ensemble de ces domaines toujours plus nombreux, la formation à la citoyenneté prospère. Le « parcours citoyen », depuis l’école primaire jusqu’au lycée, s’articule autour d’heures de cours d’enseignement moral et civique pris en charge largement par les professeurs d’histoire et de géographie, associé à des temps forts : participation à des journées commémoratives, à des concours à dimension civique, etc. Toutes les disciplines et tous les acteurs de l’école sont invités à s’impliquer.
À l’heure de la désaffection/défiance vis-à-vis du politique et de la laïcité depuis les années 2000, les « carrés régaliens » ou pôles civiques chargés d’animer et soutenir ce « parcours citoyen » et les atteintes aux valeurs de la Républiques[1] fonctionnent dans toutes les académies, alors que les grands plans civiques se développent, notamment après les attentats de 2015. Les journées de commémoration se succèdent de septembre à juin pour rendre hommage aux grands hommes et femmes de la République, aux déportés, aux résistants. Les mémoires de l’esclavage, de la guerre d’Algérie, voisinent avec la « semaine de la laïcité » ou de la « lutte contre les génocides ».
• En parallèle, et c’est là la troisième conséquence, l’école a dû et doit constamment s’adapter aux changements majeurs : émergence du numérique et de la médiasphère en continu, des réseaux sociaux, de l’urgence climatique à l’heure de la mondialisation et des transformations démographiques. Ces problématiques transversales nécessitent de former les élèves à différents niveaux de leur scolarité. Il est donc demandé à l’école d’éduquer aux médias et au numérique (en mars, semaine de la presse et des médias à l’école), au développement durable, à la question du genre, mais également de renforcer la formation aux langues étrangères.
Programme de lutte contre le harcèlement
Le système éducatif s’appuie ainsi désormais sur huit grands principes qui vont de la laïcité à l’engagement contre l’homophobie et la transphobie. Toute la communauté éducative est invitée à les prendre en charge, durant les heures de cours, lors de temps forts ou d’heures allouées, sans qu’un enseignement particulier soit mis en place, par exemple sur la très sensible éducation aux médias et à l’image. À la croisée du numérique, de l’enseignement moral et civique, un programme de lutte contre le harcèlement à l’école (pHARe), cité plus haut, a été généralisé à la rentrée 2022. Il consiste à former des enseignants et les élèves.
Sensibiliser et prévenir, tels sont les mots d’ordre retenus dans un programme fondé sur huit piliers. Citons : « Mesurer le climat scolaire, prévenir les phénomènes de harcèlement, former une communauté protectrice de professionnels et de personnels pour les élèves, intervenir efficacement sur les situations de harcèlement, associer les parents et les partenaires et communiquer sur le programme ». Il sera renforcé à la rentrée 2023, notamment dans les lycées. L’ensemble des acteurs de l’école, personnels, parents, élèves (mobilisation des instances comme les comités de la vie lycéenne – CVL ou des comités d’éducation à la santé) travaillent donc de concert contre le fléau du harcèlement dit scolaire.
Le harcèlement est-il un phénomène propre au système scolaire ou tout d’abord social, auquel l’institution est sommée aujourd’hui de répondre ? La communauté éducative, constamment sollicitée, supporte le poids des injonctions politiques et sociales qui se répondent. La chaude actualité amplifiée, relayée, retombe en circulaires et textes de cadrage renouvelés sur la communauté éducative : personnels de direction des établissements, enseignants, encadrants, sont appelés à une mobilisation générale. Inévitablement placée au centre, l’école est pointée du doigt comme lieu privilégié, tout autant que comme outil de lutte, sans que l’ensemble des causes et enjeux soit bien identifié. Corollaire des éléments présentés plus haut, la responsabilité quasi unique de l’école est trop souvent placée au cœur du mécanisme de harcèlement.
Quid des causes profondes qui expliquent le développement et/ou la violence aujourd’hui du harcèlement ? Ce dernier, et notamment sa version numérique (cyber-harcèlement), se développe sur d’autres terrains à partir d’un terreau trop vite laissé de côté :
- la responsabilité des parents comme premiers dépositaires de la charge éducative de leurs enfants (savoir-être, usage des outils numériques) ;
- les plateformes et les sociétés ultra-libérales qui développent les réseaux sociaux, aujourd’hui placés au cœur de la société de consommation et de l’information ;
- les orientations libérales d’une société individualiste fondée sur les apparences physiques ;
- les limites et défauts de la médiasphère numérique : valorisation du spectaculaire aux dépens de l’analyse, de la communication aux dépens de l’information ;
- Les inégalités sociales qui se creusent et amplifient les violences sociales.
L’école s’inscrit dans cette société schizophrène qui produit de la violence sociale tout en souhaitant l’éteindre. À l’heure où les parents passent autant de temps d’écran que leurs enfants sur les smartphones, ces derniers demandent en parallèle au système scolaire d’enseigner leur bon usage. Les dirigeants vantent le retour du plein-emploi, emplois qui nourrissent une économie de la marchandisation, du matérialisme et du culte de l’apparence, qui nourrit en retour les fondements du harcèlement.
La société demande beaucoup à l’école, notamment la gestion d’une grande partie de ses dysfonctionnements pour reprendre l’éditorial du Monde cité plus haut. Peut-elle tout absorber, et peut-on tout lui reprocher ?
La multiplication des demandes sociales détourne le système de ses objectifs premiers : donner par la connaissance les outils permettant l’insertion de toutes les jeunes filles et tous les jeunes garçons. À force de soumettre l’école à des injonctions toujours plus lourdes, les objectifs premiers se diluent aux dépens des enfants.
Les mesures prises à la suite de l’affaire Lindsay l’ont été « sous pression de la famille de Lindsay » en direction de l’école qui, certes, devrait être à la hauteur (écoute, prise en charge notamment par les personnels de santé – de moins en moins nombreux dans les établissements scolaires…), mais au même titre que les acteurs sociaux qui ont la jeunesse en responsabilité : les parents en premier lieu qui, notamment, rendent l’univers numérique accessible à leurs enfants ; les dirigeants qui ont pour vocation de réguler au profit du bien commun économie et politique ; les forces de l’ordre qui ont pour vocation, avec l’argent public, de traquer les fauteurs de troubles.
Lutter contre le harcèlement n’est pas seulement une question de moyens ou de mesures allouées à l’école, mais c’est aussi repenser les rôles, les objectifs, le contrat du vivre-ensemble à l’échelle globale de la société. Le harcèlement comme délit est un acte condamné par la loi et pas seulement à l’intérieur de l’école : à la société de trouver les remèdes pour mieux permettre à son système éducatif de fonctionner au profit de toute sa jeunesse.
A. L.
Notes
[1] Une lecture indispensable récemment parue : Jacqueline Lalouette, L’Identité républicaine de la France. Une expression, une mémoire, des principes, Fayard, 2023.
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