L’indigne éviction de Sylvia Giocanti
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
L’éviction par le ministère de l’Éducation de la présidente du jury du Capes externe de philosophie envoie un mauvais signe aux futurs candidats au concours : le formatage des professeurs primerait sur le savoir disciplinaire ? Billet d’humeur.
Par Pascal Caglar, professeur de lettres
Fin avril était contestée la nouvelle épreuve orale, dite professionnelle, imposée à tous les Capes, sous couleur d’évaluer les aptitudes des candidats à exercer leur métier, celle-ci tend à normaliser les nouveaux enseignants, s’assurer de leur conformité idéologique (valeurs de la République, missions du fonctionnaire), uniformiser et automatiser leur discours dans toute situation d’enseignement délicate, sans égard pour leurs connaissances disciplinaires.
Seul le Capes de philosophie avait cherché à donner un sens pédagogique à cette épreuve en proposant aux candidats des situations de cours mobilisant leur savoir philosophique, limitant par là une récitation stérile de la page « Agir en fonctionnaire responsable » du ministère de l’Éducation nationale. Cet excès d’intelligence et de respect de la discipline dans la conception des sujets de philosophie a déplu à la direction des ressources humaines qui a décidé de démettre de ses fonctions la présidente du Capes externe de philosophie, Sylvia Giocanti.
Motif avancé : « Sylvia Giocanti se serait rendue coupable d’un manquement en procédant à la proclamation orale des résultats quelques heures avant leur publication officielle, proclamation qui s’expliquait par la présence d’une centaine de candidats qui avaient été conviés par l’administration à s’entretenir avec le jury (selon le principe dit de la ‘‘confession’’). » indique l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (Appep). Le jury du concours a protesté, et le directeur des ressources humaines, dans la réponse qu’il lui a faite, laisse apparaître le motif réel : « le désaccord de l’administration avec l’interprétation et l’évaluation par le jury du Capes externe de philosophie de la deuxième épreuve d’admission ». C’est-à-dire l’aménagement de l’épreuve professionnelle par le jury de philosophie : « Celui-ci a tâché, sous la présidence de Sylvia Giocanti, de faire de cette épreuve d’entretien un temps où le candidat est incité à aborder en professeur de philosophie les situations suggérées. Occasion lui est ainsi donnée de montrer que c’est sa maîtrise des contenus de sa discipline qui lui permet d’être un professeur pertinent. Le rapport 2022 du jury du Capes détaille l’esprit et les critères de l’évaluation conduite. » explique l’Appep.
Quid de la passion pour sa discipline ?
Cette éviction en dit long sur le mépris du ministère envers la maîtrise des disciplines par les candidats au Capes et sur son obsession de la déontologie de l’enseignement. Certes, les nouveaux enseignants doivent connaître leurs devoirs et responsabilités, mais l’État doit-il pour autant afficher un pareil dédain pour la qualité de la formation disciplinaire, pour l’aptitude des candidats à enseigner leur matière ? Le premier devoir du professeur et le premier signe de reconnaissance du bon enseignant ne sont-ils pas une bonne connaissance de la discipline ?
Cette éviction est une catastrophe pour ceux qui placent l’amour d’une discipline au cœur d’un processus conduisant un étudiant passionné à l’exercice d’un métier passionnant. Elle va à rebours de tout ce qu’il faut entreprendre pour ramener des candidats aux concours de recrutement. Elle avertit cyniquement et sans ménagement les futurs enseignants qu’on ne leur demande qu’une chose : être de bons serviteurs dociles de l’État.
Si Sylvia Giocanti a déjà reçu le soutien de l’ensemble de la communauté des enseignants de philosophie, il est à espérer que, sans tarder, les présidents de tous les Capes manifestent à leur tour leur indignation et leur désapprobation d’une décision qui va bien au-delà d’une affaire de personne. C’est la conception du métier de professeur qui est en cours de remodelage à travers les concours et c’est cette tentative de redéfinition qu’il faut combattre.
L’éviction de Mme Giocanti ne doit pas être l’occasion pour le ministère d’aller encore plus loin dans le formatage de ses professeurs, mais au contraire, cette affaire doit marquer l’amorce d’une révision de cette épreuve professionnelle, et une reconsidération de la place primordiale que doit occuper le disciplinaire dans l’évaluation des futurs enseignants.
Voici près d’un siècle, en 1925, Stéphane Zweig publiait un très court essai intitulé L’Uniformisation du monde. L’auteur y pressentait l’évolution de nos sociétés vers une insidieuse anesthésie de la pensée, et exprimait sa crainte qu’aucune résistance ne soit possible. En 2010, Stéphane Hessel publiait à son tour un petit essai, corrigeant d’une certaine manière le pessimisme du premier, et proposait une méthode de vigilance critique devenue fameuse : Indignez-vous !
Sylvia Giocanti n’a pas commis de faute, elle n’a pas à être démise de ses fonctions, elle est même tout au contraire l’honneur de tous les Capes, l’honneur de tous les professeurs attachés à une certaine idée de leur métier.
P. C.
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