La Mouette, de Tchekhov, par Brigitte Jacques-Wajeman :
tremblement de la vie

En tournée actuellement avec la compagnie Pandora, cette mise en scène de La Mouette appuie la psychologie et les états d’âme qui agitent le texte sur des jeux d’acteurs brillants, concentrant l’attention sur les corps et les voix.

Par Pascal Caglar, professeur de lettres

Un personnage de la pièce, l’oncle Sorine, déclare à l’acte IV qu’il ferait un excellent sujet de nouvelle : l’homme qui voulait. Il avait voulu être écrivain et ne l’avait pas été, il avait voulu bien parler et n’y était jamais parvenu, avait voulu se marier et était resté célibataire, vivre en ville et avait passé sa vie à la campagne… Ce même Sorine, malade et âgé, en apparence aigri, n’en garde pas moins la foi, expliquant à son docteur, lassé de le soigner : « Docteur, à soixante ans on a aussi envie de vivre ! » C’en est ainsi de la plupart des personnages de La Mouette : la vie trompe les espérances, cache le fond des âmes, mais celles-ci pourtant se débattent, se font entendre et crient parfois.

Tchekhov a voulu faire, selon ses termes, un « théâtre d’états d’âme », à l’image de ses nouvelles. Brigitte Jacques-Wajeman, dans sa mise en scène de la pièce avec la compagnie Pandora, actuellement en tournée*, se montre plus que fidèle à cette volonté. Elle en extrait toute la vérité psychologique, donnant à voir des personnages gagnés tour à tour par des moments de lucidité, d’introspection cruelle, de conscience douloureuse, que certains oublient ou refoulent (Trigorine, Arkadina), tandis que d’autres suivent jusqu’à la mort, réelle, comme Treplev, ou symbolique comme Nina.

Tchekhov a longtemps tardé à écrire des pièces, préférant conduire son étude de l’âme à travers ses nouvelles, toutes plus fascinantes les unes que les autres. N’éprouvant pas beaucoup de sympathie pour le théâtre (et les acteurs de son temps) jugé soit trop académique (de pure convention), soit trop tourné vers un réalisme de type naturaliste, il craignait de manquer de liberté dans un genre trop codifié. Ses pièces, à commencer par La Mouette, première de la série de ses quatre grandes (avec Oncle Vania, Les Trois sœurs, et La Cerisaie) reprennent ces personnages croisés dans ses nouvelles, ces gens ordinaires de la ville ou de la campagne, du peuple ou de la bourgeoisie, instruits ou illettrés, ordinaires mais traversés de contradictions conscientes ou non, de conformisme et de révolte simultanée, d’idéal et de fatalisme.

Chacun se débat avec ses rêves et la réalité

Dès le début de la pièce, Macha, la jeune fille appelée à épouser Sémion, l’instituteur falot, affirme : « Je suis en deuil de ma vie. Je suis malheureuse. » Et elle accepte son sort : « Au moins si je me marie, j’aurai autre chose à quoi penser. » Chaque personnage se débat avec ses rêves et la réalité : Treplev, le fils épris d’idéal et de gloire théâtrale, Arkadina, la mère ivre de son image et de l’éclat du monde, Nina, la jeune actrice amoureuse de Trigorine, le grand écrivain, qui ne rêve plus, se sachant « bon écrivain mais loin derrière Tourgueniev », condamné à jouer son rôle, écrire, collectionner les conquêtes, « rencontrant une fille, lui prenant la vie, par désœuvrement, comme si elle n’était qu’une mouette ». Cette pauvre mouette pourtant, Nina, sera capable d’écrire à son amant : « Si jamais tu avais besoin de ma vie, viens et prends-la ».

Une pièce qui repose davantage sur la psychologie que sur l’action a besoin d’acteurs brillants et expressifs, ce que ne manque pas d’offrir la distribution réunie par Brigitte Jacques-Wajeman à partir de sa fidèle compagnie Pandora : Raphaelle Bouchard (Arkadina), Raphael Naasz (Treplev), Pauline Bolcatto (Nina), Bertrand Pazos (Trigorine), Hélène Bressiant (Macha), Fabien Orcier (Sorine) pour ne citer que les principaux. Tous sont excellents et convaincants, habités par leur personnage, d’autant plus présents au regard et à l’écoute qu’une scénographie dépouillée et minimaliste, bien dans l’esprit de Tchekhov, concentre l’attention sur les corps et les voix, les caractères et le jeu.

Le théâtre de Tchekhov connaît un immense succès auprès d’un public cultivé, mais reste encore mal connu du grand public formé à grand renfort de nos seuls classiques français issus de la tradition théâtrale antique.

C’est peut-être indirectement, par le biais de la nouvelle, genre mieux étudié en classe dans ses formes variées, françaises et étrangères, que les professeurs peuvent amener leurs élèves à la rencontre de Tchekhov. Ce « tremblement de la vie » qui, selon Brigitte Jacques-Wajeman, fonde l’art de Tchekhov, peut se découvrir à la lecture de brèves nouvelles comme sur une scène de théâtre, tant ces courts récits à la faveur d’une seule action, la lettre d’un enfant à son grand-père (Vanka), une promenade entre un garçon et une fille (La Luge), une dispute entre un fils et son père (Mauvais caractères), un baiser reçu d’une inconnue (Le Baiser) et bien d’autres encore, font ressentir la grâce d’une émotion pure.

P. C.

*La Mouette, de Tchekhov, mise en scène de Brigitte Jacques-Wajeman, en tournée en province et banlieue parisienne jusqu’au 2 avril 2024. Dates à retrouver sur le site ici.

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