Gallimard publie de nouvelles traductions
de Raymond Chandler

L’écrivain, désormais reconnu comme l’un des grands stylistes de la langue américaine, a longtemps souffert des clichés qu’on associe aux auteurs de la collection « Série noire ». Les éditions Gallimard, avec de nouvelles traductions, lui accordent la reconnaissance littéraire qu’il mérite.
Par Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)

L’écrivain, désormais reconnu comme l’un des grands stylistes de la langue américaine, a longtemps souffert des clichés qu’on associe aux auteurs de la collection « Série noire ». Les éditions Gallimard, avec de nouvelles traductions, lui accordent la reconnaissance littéraire qu’il mérite.

Par Stéphane Labbe, professeur de lettres (académie de Rennes)

La fameuse « Série noire », collection de romans policiers dirigée par Marcel Duhamel de 1948 à 1977, a fait connaître en France de nombreux romanciers américains dont le talent ne se limitait pas à bâtir une intrigue bien ficelée. Dashiell Hammett appartient désormais au panthéon de la littérature américaine, Raymond Chandler ne démérite pas à ses côtés dans cette collection. Son perfectionnisme stylistique méritait qu’on revoie la traduction de ses œuvres qui ont été singulièrement maltraitées par les traducteurs de la Série noire. Ils avaient en effet parfaitement intégré les codes du roman hard boiled (roman des durs à cuire), à savoir : action, argot et femmes fatales.

La voix singulière de Marlowe

Gallimard avait déjà entrepris un sérieux travail de révision, il y a dix ans, avec la publication, dans la collection « Quarto », d’une traduction révisée de cinq des sept romans de Chandler. The Little Sister, cinquième volume des aventures de Philip Marlowe et traduit en 1947 sous le titre Fais pas ta rosière !, s’y retrouvait sagement intitulé La Petite Sœur. Cela aurait sans doute réjoui Chandler, lequel avait été déconcerté par le titre français – en argot, une rosière est une jeune fille vertueuse. Seules les traductions réalisées par Boris Vian n’avaient pas été touchées. Si elles ne sont pas complètement mauvaises, elles sacrifient quand même au goût de l’époque, et on a du mal à entendre la voix du privé de Chandler dans les choix stylistiques opérés par l’écrivain. « Je la calottai encore un peu. Elle n’y fit pas du tout attention » devient « Je lui ai donné quelques gifles supplémentaires. Ça ne l’a pas dérangée. » (traduction nouvelle de Benoît Tadié). Il est évident que l’utilisation du passé composé rend de façon plus efficace la langue de Chandler qui est une langue parlée. Quant au verbe « calotter », il a une connotation argotique que n’a pas l’anglais slap (claquer, gifler). Benoît Tadié (Le Grand sommeil) et Nicolas Richard (La Dame du lac) se sont, chacun à leur manière, attachés à nous faire entendre la voix de Philip Marlowe, héros et narrateur des romans de Chandler.

Poétique de Chandler

Dans la préface du Grand Sommeil, le traducteur explique comment il a cherché à restituer la langue de l’écrivain en s’attachant d’abord à respecter son « rythme » : sa phrase, même si elle est longue, procède par juxtaposition de propositions courtes qui traduisent la progression de l’action ou le regard du narrateur passant d’un objet à l’autre. Il y a bien une fluidité du style de Chandler que le recours à une syntaxe trop élaborée vient casser.

Deuxième point d’ancrage pour une traduction réussie, selon Benoît Tadié : rendre l’aspect percutant des dialogues. Marlowe est un jouteur, il utilise l’humour de façon ravageuse, et Chandler se soucie peu de chercher des verbes élaborés. L’expression he said revenant de façon régulière, Benoît Tadié a choisi de respecter cette récurrence en français.

Le traducteur, enfin, attire l’attention du lecteur sur la tonalité chandlerienne : si l’auteur utilise parfois un terme argotique, il l’insère dans une phrase à la syntaxe maîtrisée, tout à fait conscient, ainsi qu’en témoigne sa correspondance, des effets de surprise qu’il peut ainsi obtenir. Mais le plus intéressant peut-être réside dans l’usage de la répétition : Benoît Tadié montre que certains mots comme nasty (vilain) ou nastiness (méchanceté) reviennent de façon régulière, sorte de « fil rouge ou noir » qui signale l’atmosphère de corruption généralisée dans laquelle progresse le héros.

Le Grand Sommeil

Le Grand Sommeil, premier roman mettant en scène le personnage de Marlowe, a pour scénario une affaire de chantage. Carmen Sternwood, fille du général Sternwood, a posé nue pour des photographies, le maître chanteur réclame un forte somme d’argent pour restituer les négatifs. Dans la deuxième partie de l’intrigue, Marlowe recherche Rusty Reagan, mari de l’aînée des filles Sternwood, auquel le vieux général s’était attaché. La réussite du roman tient essentiellement à la tonalité désenchantée du narrateur qui préserve son intégrité dans un monde ravagé par la corruption. Les scènes qui font se rencontrer Marlowe et son employeur, le général Sternwood, presque mourant au milieu de ses serres d’orchidées, sont inoubliables, tant pour la mise en scène chargée de symbolisme que pour les dialogues qui font échanger deux personnages lucides et désabusés, qui sont comme le miroir l’un de l’autre, et forment ainsi une image sans illusion de la condition humaine.

La Dame du lac

C’est à un autre traducteur, Nicolas Richard, que les éditions Gallimard ont fait appel pour reprendre La Dame du lac, le quatrième opus des aventures de Philip Marlowe. L’ouvrage avait curieusement été le premier roman de Chandler à entrer dans la collection « Série Noire », et Boris Vian l’avait traduit avec l’aide de son épouse, Michelle. L’intrigue en est complexe, procédant par enchâssements : engagé par Derace Kingsley, un industriel fortuné, pour retrouver son épouse, Crystal, Marlowe sort de l’univers urbain pour se rendre à Puma Point, dans les montagnes, où les époux Kingsley ont un chalet. Il y fera la connaissance de Bill Chess, le gardien dont la femme a elle aussi disparu…

Dans sa préface, Nicolas Richard suggère que le roman pourrait être orchestré comme une partie d’échecs (chess = échecs), et rappelle qu’une table d’échecs trône au cœur de l’appartement de Marlowe, lequel ne cesse de se pencher sur les différents protagonistes du roman comme le joueur d’échecs sur ses pièces. S’il est aussi frappé par la vivacité des dialogues que ne l’était Benoît Tadié, il insiste pour sa part sur les alliances qui ponctuent le style de Chandler et participent à cette inventivité verbale qui caractérise son style.

Los Angeles

Les deux traducteurs enfin s’intéressent à Los Angeles, Nicolas Richard voit dans la cité californienne un « espace provincial » déjà contaminé par la corruption. Benoît Tadié suggère que la ville et ses transformations sont au cœur de la poétique chandlerienne. De la petite cité que Chandler a connue lorsqu’il s’y installait en 1913, il ne reste, trente-cinq ans plus tard, qu’un souvenir. Et Marlowe est le témoin désenchanté de cette métamorphose. Pour Chandler, écrit Tadié, cette transformation est « une perte », et il compare l’écrivain à un Ulysse qui n’aurait pas pu retrouver son Ithaque perdue à jamais dans le temps.

On ne peut que saluer ces nouvelles traductions de Raymond Chandler qui donnent enfin à lire l’intégralité des pérégrinations de Marlowe et restituent la tonalité d’une narration inventive qui fait de cet auteur l’un des grands stylistes de sa génération.

S. L.


L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Stéphane Labbe
Stéphane Labbe