Philosophie. Chronique n° 7. L’édition jeunesse en philosophie :
faire question et faire livre

Fondatrice des éditions L’initiale, Juliette Grégoire revient, avec Edwige Chirouter, une de ses autrices, sur les enjeux d’écrire philosophiquement pour la jeunesse. N’est-ce pas tenir un pari insensé que de croire qu’un simple album jeunesse puisse ouvrir un, ou plusieurs, chemins de pensée dans l’esprit du petit lecteur ?
Par Juliette Grégoire et Edwige Chirouter

Fondatrice des éditions L’initiale, Juliette Grégoire revient, avec Edwige Chirouter, une de ses autrices, sur les enjeux d’écrire philosophiquement pour la jeunesse. N’est-ce pas tenir un pari insensé que de croire qu’un simple album jeunesse puisse ouvrir un, ou plusieurs, chemins de pensée dans l’esprit du petit lecteur ?

Par Juliette Grégoire et Edwige Chirouter*

Le développement d’une littérature de jeunesse ambitieuse tant sur le fond que sur la forme est révélateur d’une nouvelle représentation culturelle de l’enfant comme sujetà part entière. Cette représentation a également permis le développement des ateliers de philosophie à l’école et dans la cité. Symptôme révélateur de cette reconnaissance de l’enfant philosophe, est apparue depuis une dizaine d’années sur le marché de l’édition jeunesse toute une série de petits manuels de philosophie pour enfants.

Les titres les plus connus de ce nouveau genre éditorial sont certainement « Les Goûters philo », édités par Milan. Gallimard a ouvert les collections « Chouette ! Penser », puis « Philophile ! ». La maison d’édition Les petits Platons, qui vise à travers un récit à initier les jeunes lecteurs à la pensée et à la vie des grands philosophes, rencontre un beau succès d’estime. Indépendante, L’initiale tient une place particulière dans cet espace. Engagée, militante, elle assume pleinement les fonctions politiques du métier d’éditeur et d’éditrice en s’adressant à un public à partir de 6 ans (jusqu’à ce mort s’ensuive…), avec des albums illustrés qui laissent la part féconde de l’imaginaire pour nourrir les esprits.

Caréditer de la philosophie pour la jeunesse, c’est se poser diverses questions. Parmi celles-ci, la transmission, bien sûr, occupe une place importante : que dire et comment le dire aux enfants ? Comment produire un objet susceptible de faire sens, au moment de la lecture, mais aussi plus tard (quand la graine aura germé) ? N’est-ce pas tenir un pari insensé que de croire qu’un simple album jeunesse puisse ouvrir un, ou plusieurs, chemins de pensée dans l’esprit du petit lecteur ? C’est pourtant cette logique que l’éditeur, mais aussi l’auteur et l’illustrateur poursuivent inlassablement, à l’instar du jardinier. À partir de la graine, une forêt est à l’œuvre !

Les éditions L’initiale ont été créées en 2008 pour inviter les enfants à cultiver leur étonnement, poser ouvertement leurs questions, y réfléchir sereinement et ainsi initier (oser) leurs propres pensées. Sapere aude (ose penser), comme le disait Emmanuel Kant…

Aujourd’hui, ce sont plus de quarante titres et thèmes différents qui sont proposés au catalogue. Parmi eux, on trouvera en filagramme des récits, les questions de l’amitié, de l’amour, de l’art, de la liberté, de la mort, du temps, de la vérité, etc. Les prochains titres seront consacrés à la musique (L’Histoire extraordinaire de l’ours philosophe et de l’oiseau musicien, de Marc Goldschmit) et à la nature (La Fourmi, le cerf et moi, de Laurence Gillot). Différents grands noms de la philosophie contemporaine ont bien voulu contribuer et mettre leurs plumes au service de la pensée des enfants : Georges Didi-Huberman, Edgar Morin, Chiara Pastorini, François Galichet, Sophie Geoffrion et Marc Goldschmit par exemple. Edwige Chirouter, pour sa part, y a publié Personne, bel album sur la quête des siens et le grandir, réalisé avec l’autrice et illustratrice Pascale Breysse.

Les albums de la collection « Philo et citoyenneté » sont complétés par une fiche « Atelier Philo » (téléchargeable gratuitement sur Linitiale.fr) à destination des enseignants, médiateurs de l’enfance ou parents, grands-parents curieux. Le principe est de proposer un support concret adapté aux enfants pour animer une discussion philosophique. Chaque animateur de ces moments de réflexion et de discussion peut s’inspirer des questions suggérées pour les adapter à l’âge, au contexte (si ces moments sont proposés dans le cadre d’une classe, d’une activité extra-scolaire comme en bibliothèque ou à la maison en tout petit comité informel). L’éditrice, Juliette Grégoire, a elle-même animé plus de trois cents « ateliers philo » avec les enfants à partir des albums de L’initiale.

Textes et illustration, une alchimie

Chacun peut témoigner de l’incroyable alchimie qui se crée dès lors qu’auteurs et illustrateurs travaillent ensemble. Mais un texte et des illustrations ne sont pas une addition mathématique dont la somme se nomme album jeunesse. C’est surtout un dialogue fécond qui entre en résonance avec l’esprit du lecteur, son âge, ses expériences et préoccupations. En réalité, l’objet livre n’est pas entièrement dans les mains du lecteur. Il est aussi dans celles qu’il était plus jeune encore et de celui qu’il sera, plus grandi, nourri, nous l’espérons, de ces expériences de lecture et de pensée. Il est bien difficile de mesurer l’influence ou l’impact des graines semées. Créer un album, c’est toujours donner à ouvrir les possibles. Le travail de l’éditeur, pour peu qu’il soit de l’ordre d’un engagement humaniste, consiste à veiller à la présence de ces ouvertures, ces portes, ces fenêtres, sur des étonnements, des émotions, des mots, des idées… pour inviter le lecteur à se projeter ailleurs, autrement et dans un autre temps. Le lieu de la littérature est un espace d’émancipation, d’ouverture à l’altérité en même temps (et c’est sa grande force) qu’il résonne avec l’intime du lecteur. L’une des conséquences de cette invitation est qu’au-delà de lui-même le lecteur va aussi pouvoir se relier à la grande chaîne des humains, à l’immense chaîne du vivant en général… et à la mémoire de ce qui a vécu.

Philosopher, un engagement de tout l’être

La démarche philosophique relève d’un engagement formidable. Penser, c’est prendre la question à bras-le-corps. Observer les jeunes enfants s’interroger avec force et passion sur les grandes questions montre combien celles-ci sont vitales. Tout le corps se met à se tendre, à vibrer, le regard s’aiguise, la voix se raffermit. « Qu’est-ce qu’on fait de la vie ? » « Quand revient le chat quand il est mort ? » « Être, c’est transparent ? » Les questionnements philosophiques, même formulés poétiquement, témoignent fondamentalement de la vie de la pensée à l’œuvre chez les très jeunes enfants. « Faire question », c’est faire sens.

« Faire question » dans la petite fabrique des livres

Précisons ce que nous entendons par « faire question » : cette expression est au cœur du projet éditorial de L’initiale et des ateliers philosophiques que la maison d’édition propose à ses lecteurs. « Faire question », c’est être au plus près du sens concret de l’expression : élaborer, créer et formuler des interrogations par l’exercice du corps etdel’esprit, par l’usage de la raison et de la sensibilité, de la logique et de la créativité. Dans ce « faire », il ne s’agit pas de produire un objet (de consommation), mais l’objet d’une pensée qui ne se veut pas aboutie ou définitive, toujours « en chantier ». Le philosophe Georges Canguilhem disait d’ailleurs que « la philosophie n’est pas un temple mais un chantier », et nous prenons sa définition au pied de la lettre.

Ce « faire question », qui peut surgir à n’importe quel moment du quotidien, désarçonnant les adultes au passage, est une étape essentielle dans le développement des enfants. Elle est l’un des marqueurs de leur entrée dans l’humanité. Et les albums illustrés sont de magnifiques tremplins à cette « mise en faire » des questions philosophiques. Le territoire sur lequel s’étendent les albums envahit tous les fronts de l’esprit humain : ils sont à la fois logiques etimaginatifs, raisonnableset émouvants, passionnantset apaisants. Difficile de trouver un autre lieu offrant de telles possibilités…

On imagine le labeur des fabricants du livre avec un pareil cahier des charges ! Pour le philosophe-auteur, l’exercice n’est pas habituel. Il est même souvent considéré, a priori, comme un obstacle insurmontable. Comment s’adresser à un jeune public ? Quels termes employer ? Quelles idées seront compréhensibles, ou simplement intéressantes, pour ce type de lecteurs ?

Quelques œuvres pour répondre aux défis

Entrons dans le grand atelier. Nous vous présentons ici quelques œuvres publiées par L’initiale et qui tentent de répondre à ces défis :

Des Lucioles, de Georges Didi-Huberman, illustré par Amélie Jackowski, 2017

Georges Didi-Huberman pensait qu’il lui serait tout à fait impossible d’écrire pour la jeunesse. « Je n’en serait pas capable », formulait-il dans une lettre à Juliette Grégoire. Sans doute y a-t-il une méconnaissance du continent jeunesse doublée d’un profond respect pour le monde de l’enfance et ses mystères. Son album : Des lucioles, (extraits de son livre Survivance des lucioles, paru aux éditions de Minuit en 2009) dit pourtant une chose très simple que l’éditrice a jugé important de transmettre aux enfants : chacun, dès lors qu’il est porteur de savoir, d’expérience ou de poésie, est comme une petite luciole dans la nuit. Elle fait signe, elle fait sens. Et ces petites lumières sont primordiales si nous vivons des temps de ténèbres. Pour avoir animé quelques ateliers philo avec cet album, nous avons constaté que la langue du philosophe n’est en aucun cas un obstacle à la compréhension de cette idée. Les enfants saisissent parfaitement l’image du porteur de lumière et ils se l’approprient volontiers (et c’est aussi un joli prétexte pour se réciter des poèmes !).

Apprendre la vie, d’Edgar Morin et Martine Lani-Bayle, illustré par Barroux, 2019

Dans cet album, l’idée de la « pensée complexe » peut faire craindre une difficulté de compréhension. Certes, il n’était pas question de développer toutes les analyses du philosophe et sociologue sur l’ordre, le désordre et l’organisation du tout et des parties. Néanmoins, le récit, tout en douceur, permet aux enfants de comprendre que quand nous relions ce que nous sommes à nos savoirs, depuis les plus minuscules jusqu’à l’univers tout entier, quand nous pratiquons ces modes de reliance, alors nous activons une forme de connaissance qu’Edgar Morin nomme pensée complexe. Et là encore, pour avoir animé quelques ateliers philo sur cet album avec les enfants, Juliette Grégoire a pu vérifier combien cette idée est parfaitement claire et même étonnamment évidente pour eux.

Personne, d’Edwige Chirouter, illustré par Pascale Breysse, 2021

Solal-le-Petit se réveille un matin dans sa ville, et il n’y a plus « personne » ! Tous ont disparu… Il entame alors un long chemin pour retrouver les siens. Lors de son aventure, ses rencontres lui apporteront la connaissance, l’amour et l’amitié, trois ingrédients nécessaires qui lui permettront de devenir une grande « personne »… Le récit ne tranche pas sur le statut du voyage de Solal devenu Achab, puis Max, tout au long de son périple (là aussi ce changement de nom tout au long de l’histoire reste un mystère à interpréter) : notre héros vit-il vraiment son aventure ? La rêve-t-elle ? L’imagine-t-elle ? Que nous apporte d’ailleurs cette plongée dans l’imaginaire pour se construire soi-même ? Voici quelques questions ouvertes par le récit. Les illustrations magnifiques de Pascale Breysse, ouvrent de nouvelles pistes de lecture du récit. Par exemple, dans une des illustrations, un poney (absent du texte) apparaît entremêlé dans la chevelure d’une jeune fille, sans raison apparente.

Pour la plupart des enfants interrogés à ce propos, l’explication est pourtant évidente : cette jeune fille souhaite être libre ! Le sens, qui n’est pas donné par le texte, pas plus que par une « illustration illustrative », est pourtant parfaitement saisi et prolongé par les jeunes lecteurs. Et voilà soudain un personnage secondaire qui se trouve éclairé et dont le poids acquiert une vraie densité, donnant du relief et encrant l’histoire dans un vécu certain.

En conclusion

Il faut prendre les enfants pour ce qu’ils sont : des êtres profondément intelligents, et s’adresser à eux en conséquence. La québécoise Suzanne Lebeau, l’une des chefs de file de la dramaturgie pour jeune public, dit : « La compréhension des enfants est subtile, globale, profonde. Elle va plus loin que ce que l’on peut imaginer, prévoir, définir. Ce ne sont pas les enfants qui imposent des limites à ce que l’on peut leur présenter. » (Conférence prononcée lors de la Rencontre nationale annuelle des coordinateurs école et cinéma, en 2014). On peut parler de tout avec les enfants, mais pas n’importe comment, même (et surtout !) de sujets qui ne font pas consensus, et ouvrir le dialogue.

« Faire livre », le labeur de l’éditeur jeunesse en général, c’est inviter sans cesse son regard à parcourir l’œuvre depuis le détail jusqu’au global (et inversement). Maintenir la cohérence de l’ensemble (savoir pourquoi on publie cet ouvrage), veiller à l’élégance, au style ou au grain particulier de chaque page et ménager la possibilité de lignes de fuite qui ouvriront l’esprit du lecteur, est un travail difficile mais passionnant. Pour l’éditeur spécialisé en philosophie jeunesse, il faut en plus se projeter, autant que possible, dans les futures questions qui pourront germer dans l’esprit des enfants. Imaginer déjà le déroulement précis des discussions philosophiques qui naîtront de la lecture des albums est bien hasardeux !

C’est pourtant bien vers cela que nous devons avancer, prévoyant, loin en amont, les écueils, les pièges ou les voies sans issue, et indiquant, aux pas des petits jardiniers, le chemin des terres fertiles, celles du « faire question ». Différentes ressources intellectuelles nous aident dans ce processus : problématiser, argumenter, conceptualiser, qui sont les ressorts habituels de l’atelier philo avec les enfants et qui s’inscrivent naturellement dans cette perspective.

L’album jeunesse est une fin en soi et un tremplin. C’est une fin parce qu’il est un objet fini, longuement peaufiné par les auteurs. Chaque mot, chaque détail a été pesé, soupesé et poli à sa place. C’est aussi un tremplin, car il permet de se transporter, de se transformer, de se transfigurer vers d’autres lieux, d’autres temps, d’autres soi, et de parvenir à mettre en corps et en mots les idées qui nous agitent.

Nous y croyons, le livre est un objet parfaitement magique !

J.G. et E.C.

*Juliette Grégoire est autrice et éditrice aux éditions L’initale.
Edwige Chirouter est professeure des universités en philosophie de l’éducation à Nantes-Université et titulaire de la chaire Unesco sur la philosophie avec les enfants.


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L’École des lettres est une revue indépendante éditée par l’école des loisirs. Certains articles sont en accès libre, d’autres comme les séquences pédagogiques sont accessibles aux abonnés.

Juliette Gregoire et Edwige Chirouter
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