La Bibliothécaire d’Auschwitz
et Adieu Birkenau :
itinéraires de survivantes
Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire (académie de Toulouse)
Deux récentes BD relatent, pour l’une le destin de la jeune déportée tchèque Dita Adlerova, pour l’autre le dernier voyage avec une classe de la nonagénaire Ginette Kolinka, et sont des portes d’entrée dans une étude sensible de la Shoah. Leur étude comparée apporte un éclairage sur la période et contribue à faire perdurer les récits et les traces.
Par Alexandre Lafon, historien et professeur d’histoire (académie de Toulouse)
« Aussi incroyable que cela puisse paraître, Auschwitz disposait donc de sa propre bibliothèque »
Antonio G. Iturbe
Raconter avec fidélité l’itinéraire de deux survivantes passées par Auschwitz-Birkenau, tel est l’objectif de deux récents volumes de bande dessinée parus voilà quelques mois : La Bibliothécaire d’Auschwitz (Rue de Sèvres) et Adieu Birkenau (Albin Michel).
La Bibliothécaire d’Auschwitz est une adaptation graphique par Salva Rubio et Loreto Aroca du volumineux roman (plus de six cents pages) éponyme d’Antonio G. Iturbe, paru en 2020, contant le destin de la jeune déportée tchèque Dita Adlerova, devenue pendant quelques mois gardienne de livres à Birkenau. Dans Adieu Birkenau – signée par cinq auteurs : Victor Matet, Jean-David Morvan, Efa, Cesc et Roger –, le lecteur suit le dernier voyage de la nonagénaire Ginette Kolinka à Auschwitz, avec une classe. Les deux œuvres, très réussies tant côté scénario que graphisme, viennent enrichir un peu plus le travail de mémoire et d’histoire entrepris par la bande dessinée sur la Shoah, un sujet délicat à aborder avec de jeunes élèves.
L’usage du 9e art n’est pas nouveau dans le traitement du génocide des Juifs d’Europe. Une exposition au Mémorial de la Shoah, intitulé « Shoah et bande dessinée », a donné lieu en 2017 à un très riche catalogue. Ce dernier souligne les approches à la fois différentes et complémentaires des auteurs de BD, dans le souci contemporain de mettre à disposition du plus grand nombre les expériences concentrationnaires des derniers rescapés-témoins de l’entreprise nazie d’extermination.
« Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité », a écrit Nietzsche dans La Volonté de puissance (1901). L’art du dessin et l’art des mots associés tentent de rendre compte de l’indicible malgré tout. Ils permettent, chacun à sa manière, de mettre en perspective le parcours singulier de ces deux survivantes. Leur étude comparée éclaire la vérité sur une période et un événement que l’on se doit de regarder encore et toujours en face.
Des parcours singuliers dans une histoire partagée
La Deuxième Guerre mondiale a bouleversé l’ensemble des continents. L’Europe a été ravagée entre 1939 et 1945. Au très lourd bilan humain et matériel (des dizaines de millions de morts, essentiellement des civils ; des villes entières rasées comme Dresde ou Varsovie), il faut ajouter le choc moral du génocide des Juifs d’Europe, « solution finale » mise en œuvre par les nazis notamment à partir de 1942. Le génocide ou Shoah touche l’ensemble des pays européens, en particulier les pays d’Europe de l’est : la Pologne compte 74 000 Juifs en 1945, ils étaient 3,3 millions en 1939. Il concerne les hommes, les femmes, les enfants ou les vieillards, qualifiés d’« Untermenschen » (ou « peuples inférieurs ») par la propagande nationale-socialiste.
L’ensemble des populations juives est soumis à travers l’Europe à un régime d’exception et d’arbitraire, de privation, de liberté et de mort, tristement bien mis en lumière dans le parcours de Dita, héroïne de La Bibliothécaire d’Auschwitz. Jeune juive tchèque, elle prend peu à peu conscience dans la guerre de l’exclusion des Juifs de la société tchèque avec l’arrivée des nazis : privation des emplois, disparition des espaces publics, port de l’étoile jaune.
Il en va de même à Paris pour Ginette Kolinka à partir de juin 1942. Issue d’une famille juive non pratiquante d’Europe de l’Est, Ginette a 17 ans quand se resserrent les lois antisémites. Une de ses amies l’interroge alors : « Depuis que Pétain a fait passer toutes ces lois, je me demande souvent ce que ça fait, d’être… juive ». Réponse de Ginette : « Bah, je n’en sais trop rien. Je n’y avais jamais pensé avant la guerre ».
Dita est dans un premier temps envoyée avec sa famille dans le camp-ghetto de Terezin (Theresienstadt) en Bohême-Moravie. Ce camp a la particularité d’être à la fois un ghetto modèle qui sert à la propagande nazie, et un camp de transit vers les camps de concentration et d’extermination de Pologne, notamment. Arrivée à Auschwitz, elle intègre avec ses parents le camp dit « familial » BIIb de Birkenau, tout en passant les épreuves communes de milliers de déportés : douche commune, désinfection et tatouage. Son étonnement est grand pourtant de découvrir des enfants et des parents réunis, une école et une bibliothèque, aucun crâne rasé. La section BIIb est en effet une vitrine pour les autorités nazies en direction des représentants de la Croix-Rouge internationale : camp modèle qui vise à montrer le bon traitement des prisonniers civils… au cœur de l’enfer de Birkenau.
La famille de Ginette Kolinka tente, pour sa part, de fuir en zone libre, mais elle est arrêtée à Avignon, transférée à Marseille, puis à Drancy, zone de transit avant la déportation en Pologne à Auschwitz. La rencontre avec le camp est terrible. Elle perd son père, emporté par la fièvre. Elle échappe à la sélection en arrivant à Auschwitz, tout en perdant une partie des siens emmenés directement dans les chambres à gaz. C’est alors l’épreuve de la tonte, de la désinfection et du tatouage, l’odeur et la vue des crématoires. « À partir de ce moment-là, je crois que j’ai arrêté de penser. Mon cerveau s’est comme déconnecté », souligne Ginette avec distance. Son expérience se résume ensuite au travail forcé, aux humiliations, à la contemplation de la mort de ses camarades.
Un tableau de l’expérience concentrationnaire
Dita, dans un univers moins mortifère, utilise les livres mis à sa disposition pour renouer les liens entre les déportés. Certains d’entre eux, qualifiés de « livres vivants », content leurs histoires aux plus jeunes. Mais Auschwitz reste Auschwitz et la bande dessinée montrée quand le terrible docteur Megele emporte des jumeaux du block, lorsqu’une épaisse fumée noire enveloppe le camp. « Nous sommes tous en danger de mort », répète un des protecteurs de la jeune femme.
Les deux expériences placées en miroir offrent d’importantes similitudes et quelques différences. Elles vivent toutes les deux le terrible parcours des déportés. Dita comme Ginette sont doublement survivantes. Elles connaissent une première survivance en échappant à la sélection d’Auschwitz, puis une seconde en recouvrant la liberté après des mois de déportation. La vie après n’est alors plus que joie, mais assombrie par la culpabilité tenace de celles et ceux qui sont revenus des camps de la mort sans les autres. La comparaison des deux parcours permet ainsi de dresser un tableau net de l’expérience concentrationnaire et de l’œuvre de destruction systématique mise en place par les nazis.
Fort rapport à la connaissance historique
Chacun de ces albums développe un fort rapport à la connaissance historique des camps. Le témoignage de Dita, adossé à un récit romancé, se concentre sur les personnages, leurs attitudes, leurs interactions. La description de la vie au camp reste malgré tout précise et documentée. Même si la vie « moins rude » de la section BIIB de Birkenau fait exception, la dernière partie de la BD, avant la libération, illustre des moments difficiles partagés par les survivants.
Le récit proposé autour de Ginette Kolinka est plus brut, sans filtre littéraire : Ginette, vieille dame pleine de bonne humeur, confie son passé à des scolaires en voyage pédagogique à Auschwitz-Birkenau. Marchant dans ses propres pas d’adolescente déportée, la déambulation, en particulier à Birkenau, est l’occasion de mettre en lumière certaines parties du camp, de signaler ce qu’elle a pu oublier de son expérience, l’altérité du lieu (si silencieux aujourd’hui, si bruyant et grouillant entre 1941 et 1945).
À la fin de chaque volume, de courts mais précis dossiers documentaires et historiques apportent des éclairages sur des thèmes, des lieux ou des personnages, et décuplent la légitimité des deux témoignages.
Adaptation et choix narratifs
Écrit en direction de la jeunesse par Salva Rubio, le scénariste de l’ouvrage, le dossier historique de La Bibliothécaire d’Auschwitz offre notamment des prolongements sur Terezin, sur le docteur Mengele ou sur le camp d’Auschwitz. L’auteur s’adresse directement au lecteur : « vous vous en doutez, nous avons dû prendre quelques libertés avec l’œuvre originale ». Loin d’être rébarbatif, le dossier historique est illustré de planches de la bande dessinée et aborde la question de l’adaptation et des choix, par exemple, entrepris dans la représentation des personnages.
L’arche narrative d’Adieu Birkenau est tout entière tournée vers la transmission : le dernier voyage de Ginette Kolinka sur le lieu de sa souffrance est l’occasion de poursuivre sa tâche en direction des générations qui la suivent. Le dossier historique, pris en charge par Tall Brutmann, est intitulé « Itinéraire d’une survivante ». L’auteur a publié aux éditions du Seuil en 2022 avec deux historiens allemands Un Album d’Auschwitz remarqué. Les trois historiens ont minutieusement étudié un album réalisé par les nazis de plusieurs dizaines de photographies, longtemps utilisées (notamment comme illustration) sans jamais avoir été présentées comme les documents des bourreaux. En historien, Tall Brutmann reconstitue le parcours de Ginette, de la France jusqu’en Pologne, en apportant des preuves de la véracité de son récit, comme des articles de presse évoquant l’apparition de l’étoile jaune dans la zone occupée.
Dans les deux cas, l’apport de l’historien en ajoute à l’efficacité du dessin et du scénario, lequel fait une large place aux expériences des deux témoins. Replacées dans la connaissance historique qu’elles enrichissent, elles s’imposent comme des dépositions contre la négation de ce que fut le génocide.
Œuvre de collecte et de conservation
Les deux albums s’inscrivent dans une dynamique mémorielle nourrissant le nécessaire devoir d’histoire. L’histoire se nourrit du témoignage singulier des expériences passées, à travers les dépositions, les écrits directs ou indirects des acteurs du passé. La démocratisation de l’écrit et l’expérience dramatique des masses confrontées aux guerres mondiales et aux génocides, ont contribué à faire des témoignages une source essentielle des expériences passées. L’urgence de conserver des traces de ces expériences de destruction s’est accentuée avec l’émergence du négationnisme et la disparition programmée des derniers témoins. De nombreuses institutions (université de Yale, Mémorial de la Shoah, Fondation Spielberg) contribuent à cette œuvre de collecte et de conservation.
La tchèque Edita Adlerova et la française Ginette Kolinka ont été deux jeunes filles broyées dans l’enfer du système concentrationnaire nazi. Le témoignage de la première s’est diffusé par l’intermédiaire de la littérature : le livre d’Antonio G. Iturbe a connu un fort succès mondial avec 600 000 exemplaires vendus. Il s’appuie sur une histoire vraie qui a été romancée. La bande dessinée s’inscrit dans ce choix de la fiction. Certains pourraient trouver ce parti pris réducteur, préférant la force du témoignage direct.
D’un point de vue pédagogique, l’histoire de Dita permet en classe notamment d’interroger la place du livre et de la littérature, son sens et son rôle : si les nazis en voulaient tant aux livres, n’est pas justement parce qu’ils disaient l’humanité de celles et ceux qu’ils souhaitaient exclure ?
Dans ce témoignage mis en dessin, Ginette Kolinka souligne que témoigner est devenu tardivement une nécessité, soit à partir des années 1970, après des années de silence. Depuis, elle multiplie les interventions devant des classes. À plus de 90 ans, elle continue de venir à la rencontre des élèves de tous les niveaux afin de transmettre « sa » mémoire de la Shoah. L’album rend parfaitement compte de sa proximité avec les jeunes générations, de son humilité et de son abnégation dans la transmission de la mémoire.
La lecture et l’étude des deux albums sont particulièrement pertinentes. Elles sont une porte d’entrée dans l’étude de la Shoah, dans une réflexion sur la littérature et l’art, dans la transmission de la mémoire et de l’histoire, et sur la place des témoins et passeurs de mémoire. Les deux témoignages, dans leurs similitudes, apprennent, et ce n’est pas le moindre des messages, que l’humanité triomphe même sous les cendres les plus noires d’Auschwitz.
A. L.
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