Écrivain infiltré, semaine 1
Éric Pessan, écrivain
Cette année, une semaine par mois, l’écrivain Éric Pessan était en résidence dans un lycée parisien pour animer des ateliers d’écriture. De son poste de visiteur introduit, il a observé cet établissement de l’intérieur, ses élèves, ses enseignants, ses personnels… Il livre cet été, en feuilleton, un récit de stupeur et de tristesse, traversé de fulgurance et de joie trop rares. À retrouver chaque vendredi sur Ecoledeslettres.fr
Éric Pessan, écrivain
Durant toute l’année scolaire 2023-2024, à raison d’une semaine par mois, j’ai obtenu une résidence de création de la région Île-de-France, je suis auteur associé d’un lycée à Paris. Je dois mener un projet d’écriture personnel et – en contrepartie – je me suis engagé à animer des ateliers d’écriture, puis à faire enregistrer des podcasts aux élèves. Sur le papier, le projet est parfait. En réalité, les choses se sont corsées l’été dernier. La professeure de philosophie à l’origine du projet (qui est une amie – les choses ne se font jamais par hasard – et qui m’invite depuis plusieurs années à intervenir quelques heures dans ses cours) a appris qu’elle enseignerait aux classes prépas d’un autre lycée jusqu’au mois de mars, je perds donc mon principal contact dans l’établissement. Heureusement, la professeure documentaliste a saisi le projet au vol, elle fait son possible pour que ma résidence se déroule au mieux.
Je passe la première semaine à rencontrer les enseignants. Je traîne en salle des profs, dans les couloirs, sur le trottoir devant l’établissement, pour me présenter et expliquer que nous pouvons imaginer ensemble une ou plusieurs séances d’ateliers durant l’année scolaire. Très vite, je réalise qu’il me sera bien plus facile de travailler avec les enseignants de sciences, d’éco ou de matières très techniques qu’avec les enseignants de français ou de philo.
Ce lycée n’est pas soumis à la carte scolaire. On y trouve des élèves de seconde générale et d’autres de première et terminale technologiques. Les choses vont changer l’an prochain, mais, jusqu’à présent, il accueille en seconde des jeunes venus de tout Paris intra-muros, des élèves n’ayant pas de places dans leurs lycées de secteur.
Une classe spécifique de seconde accueille des élèves « à haut potentiel intellectuel » (HPI), ce qui crée une indiscutable mixité sociale au sein de l’établissement.
Première semaine
« Je n’aurai pas le temps de lire un de vos livres. »
La personne qui vient de prononcer cette phrase est professeure de lettres, je dois la rassurer : je peux faire un atelier dans sa classe sans qu’elle ait besoin de lire mes livres. Son visage se détend, et je me demande si elle se rend compte à quel point je m’humilie à chaque fois que je répète à ses collègues ou à elle qu’ils n’auront pas à subir la corvée de lire un seul ouvrage de l’auteur associé à leur établissement pour l’entière année scolaire.
« Des veaux.
Me dit au téléphone un prof.
Je ne vais pas faire venir un écrivain dans la classe, les élèves ne le méritent pas. »
Longue discussion avec S., qui se tient derrière la vitre à l’accueil, pour obtenir de ne pas avoir à inscrire chaque jour mon nom sur le cahier des visites, la raison de ma venue et le nom des enseignants que je vais voir dans la journée. J’obtiens également de ne pas avoir à arborer un autocollant « Visiteur » sur mon pull.
Je m’installe au CDI, découvre que, pour avoir accès au Wi-Fi de l’établissement, il faut configurer manuellement les proxies (et bien penser à défaire ce que l’on vient de faire quand, par la suite, on tente n’importe où dans le monde de se connecter à un réseau sans fil).
J’apprends que deux salles des profs coexistent dans l’établissement. Les profs fréquentent soit celle-ci, soit celle-là. Et ceux qui vont ici parlent peu à ceux qui vont là. Par ignorance, j’ai choisi mon camp. Je prends mes habitudes dans la salle des profs la plus proche du CDI, celle majoritairement fréquentée par les enseignants les plus jeunes et les vacataires.
Plus tard, dans quelques semaines, j’apprendrai que le fantôme d’une vieille histoire de harcèlement d’une prof par un prof hante encore les couloirs. À l’époque, une salle rassemblait les soutiens de l’enseignante et l’autre celles et ceux de l’enseignant.
J’ai un compte invité sur Monlycee.net, désormais les profs peuvent m’envoyer un mail sur l’espace numérique de travail (ENT). Les messages sont automatiquement redirigés sur ma boîte mail habituelle (Thunderbird) où je peux les lire, pas y répondre.
Je demande s’il existe une application pour smartphone de l’ENT. Personne ne sait me répondre.
« Oui, peut-être, je ne sais pas, je crois que oui mais elle ne marche pas. »
Le premier message académique que je reçois m’informe que le service sera suspendu plusieurs heures en fin de semaine pour une mise à jour.
En salle des profs, toujours cette impression d’invisibilité. Les enseignants entrent, sortent, discutent entre eux. Du regard je cherche les autres invisibles : des vacataires, des nouveaux, d’autres encore qui se donnent une contenance en brassant comme moi du papier, repérables à leurs silences et à la manière dont leurs regards tentent d’enregistrer qui est qui.
De nombreux enseignants travaillent sur plusieurs établissements, d’autres sont vacataires, ils n’ont pas le temps, ils me le disent en prenant un air navré, ils ne feront pas de projet avec moi ou ils ne voient pas comment l’écriture peut matcher avec leur programme. Ils sont vraiment désolés et s’éloignent en me laissant à chaque fois l’impression que j’ai échoué à leur vendre quelque chose.
Beaucoup d’enseignants découvrent les élèves, ils ont été recrutés voici quelques jours avec un statut de contractuel, ils ont changé de secteur, de niveau, de ville.
Je suis émerveillé par l’énergie de la professeure documentaliste. Elle voit déferler d’innombrables élèves ayant besoin d’aide pour accéder à Pronote, retrouver des codes égarés, régler des dysfonctionnements de l’ENT. Je ne sais pas comment elle trouve le temps de m’ouvrir les portes, d’organiser une réunion, de gérer mes rendez-vous et de me présenter les gens.
Une jeune professeure de physique-chimie vient me trouver. Elle a prévu une visite de l’Observatoire de Paris avec sa classe, me demande si cela m’intéresse de l’accompagner et de faire ensuite travailler les élèves sur la manière dont ils perçoivent le spatial. Quand elle a su qu’un auteur était invité au lycée, elle a entré mon nom sur un moteur de recherche, elle a vu que j’ai souvent travaillé avec le Centre national d’études spatiales (CNES), elle a fouillé un peu, elle veut lire ce que j’ai écrit sur l’espace. On prend un agenda, on note des dates, je souris.
Une autre enseignante qui entend notre conversation et ne veut pas travailler avec moi s’approche pour me demander si je peux recommander son fils au CNES pour son stage de troisième.
« Non. »
Être en résidence, c’est trouver des amis hospitaliers qui déplient le canapé pour moi (le logement est à ma charge, si je dois louer une chambre ou prendre un hôtel à Paris, la moitié de ma bourse y passera), bloquer mes semaines à l’avance, acheter des billets de train « Prem’s », me rendre disponible.
Durant cette première semaine, je commence à me sentir mal.
Je flotte, je ne trouve pas de prises.
J’ai envie d’abandonner.
Je me réfugie de plus en plus au CDI.
Les profs n’ont pas le temps.
Les profs n’ont pas l’espace mental.
Les profs n’ont pas l’énergie.
Les profs sont harassés, pressurés, déconsidérés, effarés par la médiocrité des élèves (éternelle conversation en salle des profs).
Les profs ne se demandent pas une minute ce que je ressens.
Les profs ne se décentrent pas.
Et je surprends parfois certains sourires. Les profs font un vrai travail tandis que les artistes…
Cela fait une quinzaine d’années que j’anime des ateliers en milieu scolaire, j’ai déjà été auteur associé d’un collège, j’ai parfois l’impression trompeuse de faire partie de l’Éducation nationale tellement j’ai passé de temps dans les classes, dans les CDI, mais aussi en salle des profs. Rien de ce que je vois ne m’étonne.
Ce qui me surprend, en revanche, c’est de constater que l’école publique continue de fonctionner alors qu’elle aurait mille raisons de craquer.
J’écoute les conversations, un énième café à la main.
J’écoute les grincements de la machine qui peine à se remettre en route, les rouages ripent, avancent par à-coups. Il faut un peu de temps pour que la volonté d’avancer malgré tout huile la mécanique.
J’explique : on pourra faire un seul atelier, deux, trois, dix. Les enseignants ne sont pas obligés d’ajouter un projet trop lourd à leur charge de travail, ma présence est souple.
Peu à peu, un café à la main, on trouve le temps d’évoquer l’écriture d’un scénario avec une classe, d’envisager de faire écrire des poèmes à une autre, de la mise en place d’ateliers d’éloquence, d’un projet d’écriture lié au spatial et à l’astronomie, de faire écrire sur l’injustice, sur soi, sur les autres.
Le tutoiement s’impose, j’installe ma présence, insensiblement, dans l’établissement. La prochaine fois que je viens, je commence les ateliers. Nul doute que la machine ne sera pas encore totalement huilée. Mais je sais faire face aux à-coups et aux soubresauts du moteur. Il n’y a aucune raison que ma présence soit plus facile que celles des professeurs.
On s’adapte.
Comme on peut.
À suivre.
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