« Vaillance et vigilance »
au festival America à Vincennes
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
La onzième édition de ce festival dédié aux littératures d’Amérique du Nord avait choisi comme thème 2024 : « Amérique-Europe, le monde en commun ». Du 26 au 29 septembre, lecteurs et lectrices sont venus nombreux assister aux rencontres, dont celle réunissant samedi Erri de Luca et Marie-Hélène Lafon.
Par Ingrid Merckx, rédactrice en chef
L’auditorium du Cœur de ville était plein bien avant le démarrage de la rencontre « À quoi sert la littérature dans le monde ? », programmée au festival America ce 28 septembre. Il plane comme une paradoxale bonne nouvelle à voir les mines déconfites des près de deux personnes refoulées alors qu’elles étaient venues notamment pour écouter débattre de cette épineuse question le deux fois Pulitzer Colson Whitehead (La règle du crime, Albin Michel), la britannique Claire Fuller (Un mariage anglais, Le livre de poche, L’été des oranges amères, Le livre de poche) et l’Américain Stephen Markley dont le roman Le Déluge (Albin Michel) fait événement. La déception de ne pouvoir rentrer dans la salle confirmant finalement l’importance de la littérature pour au moins quelques centaines de festivaliers.
Quatre-vingts noms d’auteurs et d’autrices ornent le planning touffu de cette onzième édition dont la star James Ellroy, qui vient de tenir une master class, le 28 septembre, à l’heure du déjeuner ; la Québécoise Gabrielle Filteau-Chiba (Encabanée, La Forêt barbelée) qui expose également des dessins façon grand herbier en couleur et d’une belle finesse à l’Espace Sorano ; ou l’Allemand Chris Kraus, l’Italien Mario Desiati et le Français Olivier Guez, qui discutent de l’identité d’écrivain européen en ce début d’après-midi. Le thème de l’année «Amérique-Europe, le monde en commun» ayant ouvert au vieux continent la liste des invités traditionnellement issus d’Amérique du nord.
La rencontre sur l’identité européenne a lieu dans la salle des mariages de l’Hôtel de ville où le trio laisse la place à un duo qui pourrait tout à fait pu embrayer sur le même sujet : l’Italien Erri de Luca (Les Règles du mikado, Gallimard) et Marie-Hélène Lafon (Les Sources, Buchet-Chastel). Mais un autre leur est soumis : « Notre besoin de racines et de solidarité ».
« Deux écrivains européens qui font rouler le « r » de America », introduit Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la NRF (Gallimard), en présentant leurs deux nouveautés : Les Sources, roman à trois voix sur une ferme isolée du Cantal et le quotidien d’une famille face à un père et un mari violent ; et Les Règles du mikado, dans lequel un horloger à la retraite partant camper dans les montagnes voit une jeune gitane se réfugier dans sa tente.
Comme une dent arrachée
« Vous arrive-t-il de vous sentir étranger chez vous ? », lance la journaliste. « Si on n’a pas ce sentiment on n’écrit pas, estime Marie-Hélène Lafon. L’écriture, son désir et sa nécessité procèdent d’une distance entre soi et soi, soi et le monde. »
« Les livres ont besoin de distance, confirme Erri de Luca. On n’écrit pas pour quelqu’un qui est dans la chambre d’à côté. » Dans un joli français, l’écrivain italien raconte s’être arraché de Naples « comme une dent d’une mâchoire. La dent avec ses racines ne peut se mettre dans une autre mâchoire. Donc je me sens étranger partout, glisse-t-il, même dans ma maison près de Rome où j’ai planté des arbres où mes parents sont morts… Quand je rentre de voyage et que j’arrive chez moi je me demande s’il m’est permis de rentrer… »
Déracinement et enracinement sont-ils deux forces contradictoires, enchaîne Olivia Gesbert en posant notamment la question de l’accueil. « L’accueil est obligatoire, ça n’est pas un choix, surtout en montagne », rappelle Erri de Luca en évoquant « l’omission de secours » à laquelle incitent les gouvernements italiens en empêchant les gens d’en secourir d’autres par des lois légales.
« Le sentiment d’injustice se forme très tôt, un enfant dit rapidement « c’est pas juste » », fait-il remarquer en se souvenant de son éducation napolitaine quand sa mère lui soulignait la différence entre lui et un enfant allant sans chaussures, sans famille, sans école. « Avant de refuser l’asile, il faut examiner la demande d’asile et donc accepter la personne dans un premier temps, reprend l’écrivain. La formule de la civilisation méditerranéenne, c’est l’accueil. Dans l’Ancien Testament, l’Égypte accueille tous ceux qui demandent asile. »
Le sentiment d’impuissance
Marie-Hélène Lafon prend une grande inspiration avant d’évoquer les règles de l’hospitalité et de l’accueil qui ne devraient pas souffrir d’empêchements légaux dans nos sociétés contemporaines, selon elle. « Je suis accablée d’un sentiment d’impuissance totale que la littérature ne lève pas, explique-t-elle. On crée des espaces littéraires qui peuvent consoler mais les choses continuent. Je me défends mal de ce sentiment d’impuissance… » Même quand on invente des espaces où les choses tourneraient bien comme dans Les règles du mikado, ajoute en passant le micro à Erri de Luca.
« Les mots sont incapables de répondre à l’urgence, regrette alors l’écrivain italien. J’essaie d’inventer des réponses. Tous ces événements dramatiques dans le monde sont comme des points d’interrogation qui me piquent le système nerveux. » « Vos romans sont-ils des réponses individuelles ? », lui demande Marie-Hélène Lafon. « J’écris d’abord pour me tenir compagnie, sourit Erri de Luca. La première couche est pour moi et, quand je recopie, cela devient pour les autres. Notre spécialité, c’est la parole, la liberté d’expression. Que pouvons-nous faire de cette parole ? », lance-t-il en évoquant « les luttes silencieuses dans le monde, ou calomniées ».
Quelque chose de soi au pays premier
Olivier Gesbert revient sur la question de la transmission dans leurs deux récents ouvrages en leur demandant quels messages ils aimeraient l’un et l’autre transmettre aux jeunes générations. « Cela va paraître court et mince, mais rien d’autre que vaillance et vigilance, tranche Marie-Hélène Lafon, professeure depuis quarante ans qui essaie de donner à ses élèves le viatique « apprivoiser suffisamment la langue ». « On ne peut rien faire face au futur qui arrive et nous emmène, répond Erri de Luca. Le futur est un droit, pas besoin de m’agiter. Ce qu’on peut, c’est faire en sorte qu’il avance vers où l’on voudrait. » Il confie inventer avec son personnage d’horloger une « version améliorée de lui-même », « nul au mikado » dans la vie. Et quand Olivia Gesbert lui demande qui il est vraiment au fond, Erri de Luca répond : « un lecteur ».
Pour en revenir aux sources, Olivia Gesbert leur demande s’ils ont besoin de partir pour mieux revenir. Marie-Hélène Lafon reprend le terme d’arrachement employé par Erri de Luca pour dire que, lorsqu’on est née dans le milieu paysan, souvent les filles partent et les garçons restent à la ferme. Elle a quitté Saint-Flour pour venir étudier à Paris « mais quelque chose de soi reste au pays premier ». Même idée chez Erri de Luca qui continue à se parler à lui-même en dialecte napolitain : « Je m’encourage en napolitain, je m’insulte en napolitain, si vous voulez m’insulter sachez qu’en français ou en italien cela n’a pas de prise sur moi », plaisante-t-il en faisant rire la salle.
« Quels mots manquent-ils à vos langues ? », interroge Olivia Gesbert. « Il n’en manque pas, riposte Erri de Luca, quand les gens disent qu’ils ne trouvent pas les mots, c’est faux ! Il ne faut pas être paresseux, il faut aller les chercher ! ».
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