« Surréalisme »,
l’exposition du centenaire 1924-2024 :
entrelacs de pensée et de songes
Par Philippe Leclercq, critique
Le musée national d’Art moderne du centre Pompidou met à l’honneur cette révolution de la pensée et de l’esthétique en montrant de nombreux textes, extraits de films, tableaux et dessins, avec un parcours en chapitres permettant de déchiffrer figures et mythes du mouvement.
Par Philippe Leclercq, critique
Il arrive que la postérité d’une œuvre soit obscurcie par sa préface. Ce fut le cas de celle de Cromwell dans laquelle Victor Hugo exposait sa vision du drame romantique et son intention de « dérouiller » la littérature du « vieux faux goût » qui « la ronge et la ternit ». À l’automne 1924, André Breton publiait un recueil d’une trentaine de poèmes en prose, Poisson soluble, qu’il faisait précéder d’un avant-propos au titre programmatique, « Manifeste du surréalisme ». Dans ce texte, promis à un avenir d’exception, il donnait la définition aujourd’hui canonique du mot « surréalisme » qui, rappelons-le, n’a pas été inventé par lui, mais par Guillaume Apollinaire :
« Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale… »
En convoquant l’irrationnel, Breton entendait à son tour « dérouiller » non seulement la littérature avec l’acte surréaliste, mais les arts dans leur ensemble. C’est cette révolution de la pensée et de l’esthétique que le musée national d’Art moderne du centre Pompidou, à l’occasion du centenaire du premier « Manifeste du surréalisme », célèbre actuellement dans une exposition sobrement intitulée « Surréalisme ». Elle réunit près de cinq cents œuvres empruntées aux arts plastiques, à la littérature, au cinéma, et permet une plongée pleine de surprises dans l’univers fantasmatique du célèbre mouvement.
Goût du festif
C’est par la gueule ouverte du monstre de « L’Enfer », réplique en carton-pâte de l’entrée d’un cabaret de Pigalle situé sous les fenêtres du jeune André Breton, que le visiteur pénètre avec délice et étonnement dans l’exposition. Si cette bouche gargantuesque rappelle le goût des surréalistes pour le grotesque, le bizarre, le hors norme comme arme anticonformiste propre à secouer les esprits, elle révèle surtout leur fascination pour la culture populaire. Ceux-ci ont, en effet, été les premiers à faire tomber les barrières entre les arts populaires et l’esthétique savante. En attestent leurs expositions spectaculaires et festives, inspirées des fêtes foraines.
Un couloir sombre, au mur duquel sont accrochés les autoportraits au Photomaton®, des figures tutélaires du mouvement conduit dans une grande salle circulaire, cœur immersif de l’exposition conçue comme un vaste labyrinthe. En son centre trône, tel le Saint Graal, le célèbre manuscrit original d’André Breton, sorti pour l’occasion de la réserve de la Bibliothèque nationale de France (restée rue de Richelieu). L’œuvre, tracée d’une écriture régulière et sans trop de ratures, montre la grande rigueur intellectuelle de son auteur, ex-étudiant en médecine que ses parents auraient voulu ingénieur. Dommage que le sous-éclairage, ajouté à l’envahissante voix off du petit film pédagogique projeté sur les murs à 360°, en entravent sa contemplation, sinon sa lecture.
Thèmes et maîtres à penser
Entrelaçant pensées et songes, l’exposition n’égare pas pour autant le visiteur. L’organisation thématique de chacune des treize salles lui sert de fil d’Ariane. Mieux qu’un simple dispositif chronologique, le chapitrage est un repère, une méthode de déchiffrement des mythologies et des figures littéraires (Rimbaud, Dada…) qui inspirèrent et structurèrent l’imaginaire poétique du mouvement.
« L’entrée des médiums », titre emprunté à l’article de Breton publié dans la revue Littérature (1922), souligne la prééminence du don de voyance dont doit être pourvu tout poète. Giorgio De Chirico, dans son portrait d’Apollinaire, désigna l’endroit où le poète serait blessé trois ans plus tard.
« Trajectoire du rêve » revient sur l’importance de la psychanalyse freudienne dans la démarche poétique du mouvement, consistant par exemple à retrouver dans des « récits de rêves », par les mots donc, la même capacité d’émerveillement que les images surgies de l’endormissement, à la frontière des songes et de la réalité entremêlés.
« Lautréamont » et « Chimères » jettent un regard sur deux mythes littéraire et antique qui, aux yeux des surréalistes, constituent des défis situés au-delà de l’imagination et de la raison, pures merveilles d’illogisme, effrayantes et belles comme la « rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » (Les Chants de Maldoror).
« Alice », l’héroïne de Lewis Carroll incarne, pour Aragon, l’enfance rêvée, ou le pouvoir de transgression du rêve, de l’humour et du merveilleux réunis, et devient la femme-enfant érotisée par Balthus ou Joseph Cornell.
« Le royaume des mères » souligne la fascination de Dali ou du peintre et dessinateur Yves Tanguy pour les mondes de l’entre-deux, de l’hybridation et de la métamorphose, la vie organique, l’énergie vitale ; les « Forêts », lieux emblématiques des correspondances baudelairiennes, évoquent le théâtre du merveilleux, la métaphore du labyrinthe et du parcours initiatique.
La présence, à première vue saugrenue dans cette salle, d’une toile de Caspar David Friedrich avance l’idée d’une filiation avec le romantisme allemand, donnant naissance à une sensibilité visionnaire, pré-écologique, à l’image d’un Max Ernst qui fait de la forêt l’un de ses thèmes de prédilection. La forêt, perçue comme un espace sacré et, selon la psychanalyse jungienne, comme un lieu des secrets à protéger, est ce qui rattache à la nature primitive, encore vierge du saccage colonial, comme le souligne le peintre cubain Wifredo Lam.
Le surréalisme toujours vivant
Le parcours de l’exposition est riche et varié. Le visiteur circule entre des peintures, des sculptures, des photographies, des installations, de nombreux textes, des extraits de films, tels que ceux de l’incontournable Chien andalou, de Luis Buñuel et Salvador Dali, et de L’Âge d’or (Buñuel encore), mais aussi de La Maison du Docteur Edwards, d’Alfred Hitchcock, et sa célèbre scène de rêve filmée dans des décors conçus par Dali.
Les toiles iconiques des grands noms (Magritte, Miro, De Chirico, Klee, Arp, Victor Brauner, André Masson…) côtoient des œuvres peu vues ou moins connues, mais tout aussi déroutantes. Surtout, les femmes retrouvent ici leur juste place, pas seulement comme muses des poètes, mais comme artistes à part entière, et à la hauteur de leur présence régulière dans les expositions des années 1930. Plus que Breton lui-même, volontiers misogyne, la postérité, les critiques, les collectionneurs, les conservateurs de musées seraient, selon Marie Sarré, la co-commissaire de l’exposition avec Didier Ottinger, les principaux responsables de ce coupable silence.
Outre les œuvres des célèbres Léonor Fini, Dora Maar, Toyen et Dorothea Tanning, on aura plaisir à admirer l’Objet méchant, de la poète Joyce Mansour (plus connue pour ses écrits érotiques que pour son œuvre plastique), les étranges paysages de Leonora Carrington ou encore les compositions érotico-organiques d’Ithell Colquhoun.
L’exposition, pas seulement féministe, rappelle également les divers combats et engagements politiques du groupe, son anticolonialisme farouche (dénonciation de la guerre du rif, ou du zoo humain de l’exposition coloniale de 1931) et son rejet de l’oppression sous toutes ses formes – sociale, politique, économique, militaire et religieuse.
Beaucoup de documents écrits ponctuent le parcours, saluant ainsi le rôle moteur de la littérature et de la poésie au sein du mouvement. Un mur entier est ici recouvert de cadavres exquis, cette « poésie […] faite par tous. Non par un » (Lautréamont), qui, en donnant à l’œuvre sa valeur collective aux dépens du génie singulier, interroge la notion même d’auteur.
Ultime bonne nouvelle ressortant de cette vaste exposition, le surréalisme est encore bien vivant : il a non seulement largement survécu à son avis de décès, publié en 1945 sous la forme de l’Histoire du surréalisme, de Maurice Nadeau, bible pour tous les amateurs d’art moderne, mais il a également essaimé un peu partout dans le monde. De la Belgique au Brésil, de l’Angleterre au Mexique, de l’Allemagne au Japon, l’Égypte ou la Chine. L’exposition dite « du centenaire » dépasse les années 1960-1970. Ses objets ou représentations bizarres perdurent, pas seulement dans les œuvres tardives de Léonor Fini (Extrême nuit, 1977) ou de Jean Benoît (L’aigle mademoiselle, 1987). Sa présence est partout visible dans la création contemporaine, pour qui sait la trouver.
P. L.
L’exposition Surréalisme – L’exposition du centenaire 1924-2024 se tient au musée d’Art moderne du centre Georges-Pompidou (Paris, 4e) jusqu’au 13 janvier 2025. Tous les jours de 11 heures à 21 heures, sauf le mardi. Nocturne le jeudi jusqu’à 23 heures.
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