Une biographie sans complaisance de Saint-Exupéry par Virgil Tanase
Antoine de Saint-Exupéry est un sujet de choix pour les biographes. Bien que courte (quarante quatre années) sa vie fut remplie, tumultueuse, héroïque, contrastée, romanesque.
Il ne ressemble en rien aux écrivains sages et rangés qui, pour accomplir l’œuvre qu’ils portent en eux, ont besoin du refuge protecteur d’une maison isolée. Saint-Ex, de ce point de vue, c’est l’anti-Flaubert. Toujours en mouvement, pressé de vivre et d’agir, nul Croisset ne peut le fixer.
Les caractéristiques de sa personnalité, cette impatience permanente, mais également son indépendance, sa désinvolture, son élégance, son sens de l’honneur, sa distraction, son goût de la fête, son culte de l’amitié (nous pourrions continuer l’énumération) ressortent parfaitement du livre que Virgil Tanase (à qui l’on doit une adaptation théâtrale du Petit Prince) lui consacre dans la collection « Folio biographie » dirigée par Gérard de Cortanze.
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Une biographie sans complaisance
Livre curieux, d’une extrême précision, très soigneusement documentée à partir de sources fiables et parfois originales, telles les biographies de Stacy de La Bruyère en 1994 et de celle qui fut la fidèle et illégitime compagne de l’écrivain, Nelly de Vogüé, qui signait Pierre Chevrier, et surtout la correspondance privée, les témoignages des nombreux amis et les précieux Carnets que Saint-Ex gardait toujours sur lui et remplissait de sa fine écriture illisible.
Ce beau travail de biographe ne peut toutefois encourir le reproche de complaisance. On a même le sentiment, au moins dans la première moitié de l’ouvrage, que Tanase n’apprécie que très moyennement l’homme dont il retrace scrupuleusement l’itinéraire.
Un recensement exhaustif des écarts et des faiblesses
Agacé par un personnage qui s’éloigne des stéréotypes de l’écrivain, l’auteur, loin de chercher, comme on le déplore parfois, à peindre en beau son modèle, s’applique à recenser les écarts et les faiblesses de Saint-Ex – d’ailleurs jamais nommé de cette façon abrégée et amicale, largement répandue.
Ainsi nous est rappelé avec insistance que l’auteur de Vol de nuit : boit plus que de raison, passe sa nuit dans les bars, fume sans discontinuer des Craven dont la cendre se répand partout et brûle la moquette, adore la bonne chère et les restaurants gastronomiques, chante faux, ce qui ne l’empêche pas de s’exhiber en public, vit largement au-dessus de ses moyens, obligé pour faire face à ses dépenses d’emprunter constamment à ses amis, de changer de domicile pour fuir les huissiers, qu’il conduit des voitures puissantes à tombeau ouvert, qu’il téléphone à ses amis en pleine nuit pour leur lire une phrase dont il est fier, qu’il reste attaché maladivement à sa mère, qu’il n’a aucun sens des réalités concrètes, qu’il collectionne les conquêtes féminines (les ajoutant à son épouse, Consuelo, mondaine exotique et capricieuse), qu’il aime briller en société grâce à ses facéties (qui doivent cacher sa timidité) et ses tours de cartes qui épatent ses admirateurs.
« Hélas, décidément Antoine de Saint-Exupéry
n’est pas fait pour le métier de pilote »
Ces excentricités ne sont pas grand-chose à côté d’autres réserves développées par l’intraitable Tanase à propos des deux spécialités de Saint-Exupéry, le vol et l’écriture.
En tant qu’aviateur d’abord : dans cet exercice périlleux, Saint-Ex se montre étourdi, téméraire voire irresponsable, négligent, ce qui explique ses multiples accidents dus le plus souvent à des fautes de pilotage, comme celui qui l’oblige à se poser en catastrophe dans le désert lybien d’où il sera miraculeusement sauvé, gagnant, dans la catastrophe évitée de justesse, un surcroît de célébrité.
Le jugement est sans appel : « Hélas, décidément Antoine de Saint-Exupéry n’est pas fait pour le métier de pilote » (p. 168).
Un pilote d’opérette et un romancier sans inspiration ?
En tant qu’écrivain ensuite, fonction qu’il a exercée presque involontairement et douloureusement, sans en tirer de vraies satisfactions, toujours mécontent de son travail, toujours en retard dans la remise des manuscrits, incapable de construire sérieusement une œuvre romanesque : « Nulle part dans ses agendas et ses carnets remplis des (sic) notes disparates n’apparaît l’esquisse d’une intrigue, l’ébauche d’un personnage, l’idée d’un roman possible » (p. 205).
Un pilote d’opérette et un romancier sans inspiration. Le censeur Tanase supporte mal l’amateurisme, même quand il est marque de génie. Parfois, pris de remords, il consent une concession, qui s’avère assassine : « Saint-Exupéry sait à la fois écrire et piloter, ce qui lui donne l’avantage unique de pouvoir parler en professionnel de sujets insignifiants » (p. 230).
Une biographie attachante qui aurait mérité une relecture
Ajoutons que le livre est parsemé de quelques bévues étonnantes : Saint-Exupéry veut se présenter « au concours de la Navale » (reproduit en quatrième de couverture) ; quelques solécismes fâcheux : « Certains s’étonnent que le réalisateur américain est venu chercher en Europe un sujet concernant l’aviation » ; de clichés paresseux et familiers : « chercher une aiguille dans une botte de foin », « Consuelo en rajoute des tonnes », il « a été jeté de l’aviation comme une vieille chaussette »…
Nous pardonnerons ces trébuchements à un auteur qui n’écrit pas dans sa langue maternelle. Nous regretterons pourtant qu’aucun relecteur n’ait su amender un texte par ailleurs solide et parfois agréable. Regrettons aussi – mais c’est la loi de la collection – la quasi-absence de commentaires littéraires sur les livres de Saint-Ex.
En revanche, les pages de la fin, montrant un homme meurtri dans son corps, usé dans son esprit, écœuré par la guerre et le déclin des valeurs occidentales, nous impose de reconnaître à cette biographie, aussi atypique qu’attachante, un vrai caractère de nécessité, même si nous aurions aimé que la réussite fût totale.
Yves Stalloni
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• Virgil Tanase, « Saint-Exupéry », « Folio biographie », Gallimard, 2013, 449 p.
• Saint-Exupéry dans les Archives de l’École des lettres.
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Virgil Tanase a toujours eu un regard aiguisé sur les grands mouvements de pensée de notre siècle.
Il est toujours intéressant de pouvoir côtoyer ces instants et anecdotes qui ont fait la réalité de certains personnages de notre paysage littéraire.
Un témoignage intéressant est celui de la rencontre de Mermoz et de saint Saint-Exupéry en Afrique relaté par Joseph Kessel.
Un personnage peut bénéficier d’une aura mais il est toujours intéressant de contrebalancer cette aura sous d’autres regards.
Il est de mode de trouver des défauts à Saint-Exupéry et d’oublier le merveilleux styliste, conteur et penseur qu’il fut. Pour contrebalancer, on pourra lire le superbe essai de Jean-Philippe Ravoux, « Donner un sens à l’existence ou pourquoi “le Petit Prince” est le plus grand traité de métaphysique du XXe siècle », publié chez Robert Laffont (2008).