« À propos des chefs-d’œuvre », de Charles Dantzig

Mise en page 1Ce pourrait être un bon sujet de dissertation pour classe de première : « Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? » Sauf que Charles Dantzig, qui a tout lu, qui entretient un rapport fusionnel avec les livres et qui déteste les professeurs de littérature, souhaite élargir le débat en choisissant comme titre « À propos des chefs-d’œuvre ».

L’auteur du Dictionnaire égoïste de la littérature française (2005), puis de l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien (2009), et, plus récemment, de Pourquoi lire ? (2010) peut ainsi, comme il aime à le faire, laisser libre cours à sa fantaisie, à son inspiration vagabonde lui permettant de dévoiler ses haines (il y en a assez peu ici : le sujet s’y prête mal) et surtout ses préférences (tous les essais de Dantzig se rejoignent pour construire un « musée imaginaire » personnel – littéraire, s’entend).


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Une approche pointilliste

Plutôt qu’une définition ferme et argumentée, en trois parties de préférence, comme dans tout bon devoir, Dantzig le malicieux, libertaire des lettres rétif aux procédures académiques, nous propose une approche pointilliste, par petites touches, en multipliant les angles. Plus de soixante-dix chapitres, parfois très brefs, comparables à des entrées de dictionnaire, vont ainsi nous aider à cerner la notion.

Certains de ces chapitres portent des titres transparents : « Critères du chef-d’œuvre », « Inattendu du chef-d’œuvre », « Le chef-d’œuvre comique », « Chefs-d’œuvre latéraux »… D’autres sont plus énigmatiques ou incongrus : « Sentinelles du chef-d’œuvre », « Lent paiement de la facture du maçon », « Le voulu se paie », « Illusion du vrai et du faux », « C’est un royaume », etc.

Comme dans un roman de Hugo, dont le premier plaisir, avant même de se plonger dans l’histoire, consiste à parcourir le paradigme inventif des titres, notre essai invite à un picorage poétique indexé sur des appellations accrocheuses.

 

Une confession oblique

Mais qu’on se rassure, le contenu aussi vaut le détour. On y trouve ce qu’on attend : une typologie assez libre des chefs-d’œuvre, et également ce qu’on n’y attend pas : des révélations sur l’auteur (qui nous livre fortuitement quelques confidences sur son enfance, ses amis, ses goûts personnels), des observations culturelles (sur la télévision, le cinéma, les bibliothèques, l’enseignement des lettres) et des considérations socio-morales : la sottise opposée à la délicatesse, la grossièreté combattue par la grâce, l’ignorance vaincue par la soif de culture.

Dantzig invente la confession oblique, ou comment se peindre soi-même et rendre le monde à travers les livres que l’on aime. Ce qu’on comprendra mieux en méditant sur cette pseudo-question : « Qui, à part les brutes et les salauds, peut dire qu’il est resté le même après avoir lu Proust ? » Par chance, l’essayiste, que la pratique imposée du Lagarde et Michard a failli dégoûter à jamais de la littérature, a beaucoup lu Proust. Ce qui l’a rendu – en supposant qu’il en fût un jour éloigné – à la bonté, à l’intelligence et à la virtuosité.

 

Un recueil d’aphorismes

Une des caractéristiques de cet art de la plume est l’usage abondant et judicieux de l’aphorisme. Dantzig, critique littéraire déguisé tantôt en autobiographe tantôt en moraliste, aime les formules concises et bien frappées.

Par exemple : « Un écrivain, pour écrire, doit en partie renoncer à vivre », « Les auteurs de livres amers ont de grandes chances de plaire », « L’humour est la chose la plus rare du monde », « La prosodie est une recette inventée après le plat », « Il me semble qu’il y a une différence entre écrire et trépigner », « Les porcs sont éternels. Restons papillons », « Nous voulons si peu la liberté que nous établissons des canons »…

Cette fausse dissertation (elle dilate bien une problématique, mais elle refuse les règles rhétoriques du genre) en sécrète de multiples : pensées denses et / ou provocatrices qui ouvrent au débat. Avis aux professeurs de lettres.

 

Une lecture du chef-d’œuvre

Mais l’objet essentiel de cette volée de flèches acérées est de viser une cible annoncée par le titre : le chef-d’œuvre. Dantzig ne se dérobe pas, et un bref florilège, arbitrairement limité à douze traits, prouvera sa volonté de répondre aux attentes.

Le chef-d’œuvre :

  1. « est un grand livre contre lequel il n’y a pas d’objection » (p. 20) ;
  2. « n’a rien de commun » (p. 28) ;
  3. «  a une apparence d’éternité » (p. 39) ;
  4. « ne sera jamais lu par une immensité d’hommes, mais une immensité d’hommes en aura entendu parler » (p. 60) ;
  5. « n’a pas de sujet spécifique. Il ne sert aucune cause » (p. 82) ;
  6. « est une réussite de l’adaptation » (p. 110) ;
  7. « est un livre qui triomphe des avantages » (p. 144) ;
  8. «  est ce qui s’oppose à la mentalité comptable du monde »  (p. 164) ;
  9. « est une rupture dans la monotonie de l’utile » (p. 164) ;
  10. « complète le monde de ce dont il ne savait pas avoir besoin » (p. 229) ;
  11. « donne envie d’écrire un chef-d’œuvre » (p. 235) ;
  12. « est un cri de protestation contre la mort » (p. 265).

Et, pour respecter l’usage du « treize à la douzaine », cette autre proposition qui n’épuise toujours pas le sujet, mais le rend festif : « Ce que veut le chef-d’œuvre est qu’on danse avec lui » (p. 188).

 

Un palmarès ?

Au lecteur qui, comme le faisait Breton au début de Nadja, réclamerait « Des noms ! » (et des titres), nous suggérons de découvrir au fil des pages le palmarès dantziguien, qui lui réservera quelques surprises.

Deux seules mentions pour dessiner les contours d’une orientation littéraire plutôt défendable : Belle du Seigneur de Cohen mérite de figurer parmi les chefs-d’œuvre, alors que le Voyage au bout de la nuit de Céline est présenté comme « l’imposture littéraire d’un pays politique malade ». Jugement subjectif que l’on n’est pas obligé de partager, mais qui illustre la liberté d’esprit de celui qui le défend et, risquons-nous, la justesse de ses goûts.

                                                                            Yves Stalloni

 
• Charles Dantzig, « À propos des chefs-d’œuvre », Grasset, 2013.
Charles Dantzig, Pourquoi lire  ?, par Yves Stalloni. 

Yves Stalloni
Yves Stalloni

2 commentaires

  1. Yves Stalloni est bien indulgent ou bien complaisant à propos de ce livre de Charles Dantzig. On y apprend quoi dans ce livre? Bien des banalités et des lieux communs très début de siècle et salons type Mme Verdurin. Il y a du Verdurin d’ailleurs chez Dantzig dans cette manière de dire que le chef-d’oeuvre est d’une essence quasi indéfinissable et ne peut-être appréhendé que par de rares élus(dont lui, bien sûr) en restant à jamais opaque au commun des mortels. Et de décréter ce qui est chef-d’oeuvre ou ne l’est pas comme Dieu le Père jugeant les siens.
    Son livre est un chef-d’oeuvre …mais de fatuité.

  2. Je trouve tout de même que le livre de Dantzig joue sur bien des clichés: le chef-d’oeuvre est rare (qui aurait pensé le contraire?), secrète lui-même son critère d’appréciation (Proust l’avait déjà dit), ne ressemble à rien (facile à dire) et la formule choc: le chef-d’oeuvre a « comme sujet sa propre forme » (voilà une formule qui épate (encore) le bourgeois mais ne veut pas dire grand chose…
    Je trouve que Charles Dantzig s’écoute un peu trop écrire et la multiplication des aphorismes (parfois bien trouvés, parfois moins), des petites phrases conclusives, des prises de distance aristocratiques un peu appuyées voire naïves nuit à la sincérité et à la profondeur de la réflexion. On trouve le livre bien dans les premiers chapitres, puis un peu moins bien, puis lassant. Difficile d’écrire un chef- d’oeuvre sur les chefs-d’oeuvre!

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