« À voix haute. La force de la parole », de Stéphane de Freitas
Diffusé sur France 2 en novembre dernier, le documentaire À voix haute relate le parcours d’un groupe d’étudiants de l’université de Saint-Denis qui, inscrits aux joutes oratoires du concours Eloquentia, briguent le titre de « meilleur orateur du 93 ».
Palpitant et drôle, ce premier film de Stéphane de Freitas connaît lui-même un sort inattendu puisque, fort de son succès télévisuel et de l’expérience éducative dont il témoigne, il sort aujourd’hui en salles dans une version enrichie d’une vingtaine de minutes.
L’occasion de s’y précipiter avec ses élèves, de collège et de lycée.
.Eloquentia
Natif d’Aubervilliers (93), le réalisateur Stéphane de Freitas connaît le poids des marqueurs linguistiques, vecteurs d’inhibitions et obstacles à l’insertion sociale. En traversant le périphérique à l’âge de 16 ans pour devenir basketteur professionnel, l’adolescent voit ses repères l’abandonner, son avenir se ternir du jour au lendemain. À nouveau milieu, nouveaux codes langagiers. La population qu’il côtoie dès lors pratique une autre langue. Le jeune séquano-dionysien peine à se faire accepter ; il se sent étranger à quelques kilomètres de chez lui. Handicapé, isolé, exclu.
Plus tard, Freitas reprend des études de droit, rencontre Bertrand Périer (l’avocat et professeur d’art oratoire du film), participe à des concours d’éloquence, et se lance dans la création en 2012 du concours Eloquentia « pour aider, dit-il aujourd’hui, des gosses à prendre de l’assurance ».
Eloquentia est désormais présent dans plusieurs établissements, du secondaire et du supérieur, en Ile-de-France et en province. Reconnu d’intérêt général, le concours s’inscrit dans le programme plus vaste de « La Coopérative Indigo », une association citoyenne (fondée également par Freitas) qui se donne pour mission de tisser du lien social dans les territoires en déshérence de Seine-Saint-Denis.
.Un plaisir partagé
À voix haute (co-dirigé par l’acteur-réalisateur Ladj Ly) est né de la volonté de porter haut la parole des jeunes de banlieue qui n’ont généralement pas voix au chapitre, que l’on n’entend peu, qui n’ont pas de visage dans les médias (pas assez turbulents pour l’audimat), et qui pourtant mènent une existence à certains égards exemplaire.
Le film s’attache à en révéler la puissante énergie, le formidable appétit de vie, l’envie honnête et sincère de s’impliquer dans la société. Et ce, par le biais de la parole conçue comme un outil pour s’affirmer et défendre ses idées face aux autres.
À voix haute s’inscrit, de fait, à l’opposé des idées reçues et du déclinisme ambiant. Il offre un regard renouvelé sur la banlieue, et indique qu’une autre voie est possible. Il est, à l’heure cruciale des choix électoraux, porteur d’un important message d’espoir. L’heureuse détermination de ses protagonistes, leur joie à être et à travailler ensemble, leur goût des mots, leur plaisir à apprendre et à savourer les subtilités du discours – et à en user finalement sur la scène d’un amphithéâtre plein d’étudiants enthousiastes – sont autant de signaux encourageants. Et en tous points tonifiants pour le spectateur admiratif et conquis.
La fête du français et de la libre expression
À voix haute se regarde comme une fiction. Sa dramaturgie s’appuie sur la trajectoire d’un groupe d’étudiants désireux de vaincre leur timidité et leur peur d’affronter les autres dans l’espace du verbe.
Deux parties la distinguent : l’apprentissage à la prise de la parole, suivi des épreuves – à suspense – du concours. Des cartons en scandent la progression et annoncent les sujets développés par les candidats lors de leurs joutes oratoires. Durée du discours : 10 minutes (nous n’en verrons jamais que des extraits, hélas). Le genre ou registre employé – slam, poésie, argumentation, discours théâtralisé, etc. – est laissé au libre choix des concurrents. Le but étant de défendre un point de vue et de séduire le jury.
On notera encore qu’à la différence des jouteurs du Moyen Âge, les candidats d’Eloquentia n’improvisent pas. Ils ont droit à plusieurs jours pour réfléchir à des sujets (de philosophie) aussi divers que « Faut-il croquer la vie à pleines dents ? », « La réalité vaut-elle mieux que le rêve ? », « L’erreur est-elle un droit ? » (en demi-finale) ou « Le meilleur est-il à venir ? » (en finale). Chaque rencontre est ici une fête de la langue française, du style et des idées, du mot savoureux et de la parole qui fait mouche.
Le groupe, participant à la formation (gratuite), se définit par la variété de ses profils, tant universitaires que personnels. Le sens de l’humour et le respect de la parole d’autrui, essentiels aux valeurs de tolérance et de liberté d’expression prônées par le concours, lui servent de ciment et assurent son unité. Ici, le travail d’équipe est au service de chacun qui, en retour de son effort personnel, alimente la dynamique collective. Un vrai cercle vertueux.
Beaux portraits d’étudiants
Bien qu’inscrits à Eloquentia, aucun des candidats n’a l’esprit de compétition. Au contraire même de cela (et c’est tout l’enjeu du concours), chacun est là pour s’épanouir et gagner confiance en soi. Le concours est une initiative citoyenne incitant à l’engagement, à l’émergence des qualités non seulement linguistiques mais aussi et surtout humaines de chacun.
Au cours de leur préparation, des figures apparaissent, d’autres s’estompent. Entre les séquences de travail où tous se forment au discours et apprennent progressivement à se connaître (l’un l’autre, donc à eux-mêmes), le réalisateur ménage des pauses narratives, creusant ainsi l’humanité des portraits. Certains – Leïla, Eddy, Elhadj, Souleïla – se confient à la caméra, et évoquent leur parcours, leurs attentes, leurs opinions sur la vie en général et le concours Eloquentia en particulier. Des êtres pensants s’affirment alors ; une aisance verbale, fruit du travail accompli en cours sur le cœur, le corps et l’esprit, les caractérise bientôt.
Nous ne serons cependant pas dupes des intentions du film. Ces quelques beaux portraits d’étudiants, au discours aussi clair que leur pensée est structurée, sont choisis parmi ceux qui iront le plus loin dans les épreuves du concours.
Quoi qu’il en soit, de ces voix qui se confient tour à tour à la caméra se dégage un rapport sensible et intime à la parole. La fière Leïla veut être une voix qui porte le combat des femmes au sein du monde musulman ; la timide Alexandra, allophone d’origine slovène, cherche à développer son niveau linguistique et son aptitude orale ; le courageux Elhadj, qui a connu la rue avec sa famille après l’incendie de son HLM, entrevoit de faire des mots « une arme » pour affronter le monde ; l’énergique Eddy, qui entretient pour sa part un rapport quasi charnel aux mots (grâce à son père bien-aimé qui lui a transmis l’amour de la langue), cisèle ses discours avec passion durant les dix kilomètres qu’il parcourt quotidiennement à pied pour prendre le train qui l’emmène ensuite à l’université.
Du bon usage de la parole
Quatre professeurs se relaient au cours de la formation qui se déroule dans une constante bonne humeur (on rit beaucoup dans À voix haute). Bertrand Périer enseigne l’éloquence, Loubaki Loussalat le slam, Alexandra Henry la mise en scène, Pierre Derycke la respiration. Leur mission : préparer en six semaines quelque trente candidats à l’art de la rhétorique (à raison de six heures de cours le samedi).
Les étudiants découvrent lors d’une première séance de prise de parole que la voix doit être convenablement posée pour porter, pour être « entendue » des autres. La condition sine qua non pour espérer capt(iv)er et toucher son auditoire.
Ils comprennent alors que la voix, c’est aussi du corps, du physique. Qu’elle en est l’expression autant que celle de la pensée. Que si la voix hésite, le corps réagit, transpire, ou respire mal. Des exercices respiratoires sont alors mis en place pour apprendre à trouver la bonne « inspiration » (entre les groupes de mots ou syntagmes), et ainsi ménager les effets du rythme et la qualité vocale du discours.
Des jeux de rôles sont organisés pour combattre les inhibitions du corps et de l’esprit, et ce faisant souder le groupe (cf. l’hilarante machine humaine où chacun fait fonction d’un bruyant rouage).
Après un exercice sur le langage du corps (importance des gestes qui accompagnent la parole), le langage des signes est notamment convoqué quand chacun doit se présenter au groupe en associant son nom à un geste (identitaire). La mémoire visuelle doit alors favoriser la mémorisation du patronyme, sachant que le groupe (placé en cercle) oblige celui qui se présente à reformuler préalablement les couples nom-geste de tous ceux qui l’ont précédé.
Certaines saynètes (on pense au théâtre d’improvisation) s’appuient sur le registre de l’absurde, à l’image de cette rencontre inopinée entre deux vieux amis où tous les mots sont remplacés par des noms de fruits et légumes afin de souligner les intentions mélodiques du discours (intonation, tonalité).
Le cours de slam est l’occasion d’insister sur la fonction poétique du langage ou comment la forme ludique s’accorde au fond politique du message. L’enseignant travaille ici la musicalité de la langue. Avec lui, tous se jouent avec délectation du style et de ses figures, des rythmes et des sonorités (cf. l’exercice de déclamation « J’invoque » autour des sensations et des émotions). Beaucoup doivent, par ailleurs, réapprendre à soigner leur diction, à articuler proprement les syllabes (un candidat inattentif sera recalé au concours pour cette raison).
Le professeur d’art oratoire travaille, quant à lui, la structuration du discours (exorde, narration, argumentation, réfutation, péroraison) et, plus classiquement, la recherche d’arguments. Sa pédagogie est parfois rude. Il parle haut, corrige durement, cabotine beaucoup. Il n’hésite pas notamment à railler un étudiant qui, dans son plaidoyer en faveur de la réouverture des maisons closes (« Pour ou contre la réouverture des maisons closes ? », c’est le sujet), confond récit pathétique et discours argumentatif.
Les sujets que choisit l’enseignant sont toujours clivants. Des débats et de la parole qui circule avec vigueur, il cherche à faire un révélateur moral et intellectuel, un moyen d’émancipation et de prise de conscience des idées.
Prendre la parole, c’est structurer sa pensée en amont. « C’est en maîtrisant les mots et les nuances d’une langue, nous dit encore le réalisateur Stéphane de Freitas, qu’on peut toucher les autres et réussir à communiquer avec eux ».
Son film À voix haute, judicieusement sous-titré « La force de la parole », nous a « parlé » de bout en bout et fortement séduits.
Philippe Leclercq
.• Bande annonce.
• La ccopérative Indigo.