« Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau », et « Diderot. Un diable de ramage », de Jean Starobinski
Le samedi 26 janvier 2013, pour son émission Répliques sur France Culture, Alain Finkielkraut recevait Jean Starobinski, et les admirateurs du critique suisse auront été charmés de retrouver la voix sûre et la pensée ferme de ce vieil homme de plus de quatre-vingt-dix ans qui a prodigué un enseignement qu’aucun de ses élèves ne peut oublier, et nous a laissé des livresque tout homme cultivé se doit d’avoir dans sa bibliothèque.
Les ouvrages qui paraissent aujourd’hui, pour lesquels Starobinski recevait chez lui, à Genève, une radio française, reviennent sur des écrivains auxquels il a consacré de nombreux travaux, deux auteurs presque jumeaux (l’un né en 1712, l’autre l’année suivante), deux auteurs qui se sont connus et appréciés, puis brouillés, deux auteurs proches et lointains à la fois, Rousseau et Diderot.
Un modèle de parcours critique
Sur le premier, Starobinski a, entre autres contributions, participé à l’édition de la « Bibliothèque de la Pléiade » et publié, en 1957, un magistral essai qui renouvelait la lecture du « citoyen de Genève » : Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle. Sur Diderot, moins essentiel pour lui, il a proposé, il y a une vingtaine d’années, un magistral Diderot et les Peintres.
Les deux ouvrages d’aujourd’hui ont en commun de reprendre une série d’études étalées dans le temps et dans l’espace, quinze sur Rousseau, dix-huit sur Diderot. Ils offrent également un modèle de parcours critique où l’érudition n’empêche pas – à moins qu’elle ne la sécrète – l’élégance.
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Retour à Jean-Jacques
Sans reprendre le détail de ces essais qui attestent, de la part de Jean Starobinski, une fidélité (non exclusive) à la production du XVIIIe siècle, nous pouvons retenir, comme viatique, les titres. Pour Rousseau, ce sera Accuser et séduire, deux verbes qui, si l’on y regarde de près, semblent se contredire, et qui pourtant résument la secrète motivation de Jean-Jacques.
D’un côté, mener un procès solitaire contre ses multiples ennemis, réels ou supposés, ses persécuteurs, identifiés ou imaginaires, mais aussi contre les institutions jugées défaillantes et contre tout un siècle coupable de décadence morale. Mais, d’un même mouvement, avec la même sincérité, la même ingénuité adolescente, l’auteur de La Nouvelle Héloïse, qui se rêve en Saint-Preux (« un saint preux ») a toujours voulu se faire aimer, consacrant des milliers de lignes à plaider sa cause pour convaincre ses contemporains de sa droiture, sa pureté, son innocence, son amour de la vérité. Sa devise, empruntée à Juvénal, Vitam impendere vero, qui fait ici l’objet d’un brillant développement, en témoigne.
Une formule peut réconcilier les deux verbes opposés, « accuser et séduire », celle que Starobinski choisit pour son essai liminaire : « L’indignation de la vertu ». Jean-Jacques le rebelle, le marginal, l’incompris, fonctionne sur le registre de la protestation. « L’entrée de Rousseau en littérature, écrit Starobinski, a donc des allures d’entrée en guerre. » L’autodidacte genevois s’est souvent pris pour un soldat de la vérité.
Les études qui suivent le prouvent, en s’appuyant successivement sur certaines œuvres, comme les premiers discours, dithyrambes vengeurs jetés à la face des ignorants, sur des effets rhétoriques (l’éloquence), sur la position délibérément choisie d’exilé des lettres, sur les missions qu’il s’attribue (« Armer les âmes contre la peur ») et sur quelques autres postures excessives. Roland Barthes voyait en Voltaire le « dernier des écrivains heureux » ; Starobinski pourrait dire de Rousseau qu’il est le« premier des écrivains indignés ». Sa gloire littéraire en est la récompense ; les désordres de sa vie son expiation.
Diderot, un écrivain en mouvement
Avec Diderot, on change de dimension pour rejoindre l’univers du débraillé génial. Une phrase, tirée du Neveu de Rameau annonce la couleur : « J’ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la halle. » L’aveu suggère à Starobinski son joli titre, Diderot. Un diable de ramage. Cette expression, qui renvoie à une parole libérée, foisonnante, un style percutant, une faconde intarissable, peut en effet servir à définir le natif de Langres. L’auteur va donc se proposer, comme il l’écrit, de « suivre le mouvement de ce grand écouteur, qui sut devenir un admirable parleur ».
Le mouvement est partout dans l’œuvre de Diderot où rien n’est fixe, à l’image des girouettes de son pays natal. De même, l’écoute et la parole se retrouvent dans les dialogues qui donnent naissance à ses plus beaux livres, textes inclassables dans lesquels la pensée avance selon une dialectique animée, presque charnelle, où les inconciliables se rencontrent, pour se diviser parfois, pour s’accorder d’autres fois. Starobinski nous dit encore que le bouillant Denis (à l’inverse de Rousseau, pour des raisons qui mériteraient le commentaire, Diderot n’est jamais désigné par son prénom) est « un écrivain qui tend l’oreille en tous lieux ». Du côté de Richardson pour écrire La Religieuse, du côté de Sterne pour Jacques le fataliste, du côté des sciences et techniques pour L’Encyclopédie, du côté des peintres de son temps pour les Salons, du côté des savants pour Le Rêve de d’Alembert.
La « parole des autres » (c’est le titre d’une étude) est accommodée à sa sauce pour devenir sienne. L’écrivain-éponge se trahit dans l’incipit du Neveu de Rameau que Starobinski étudie en détail ; celui qui dit « je » y avoue : « J’abandonne mon esprit à tout son libertinage. » Idée reprise dans une audacieuse et célèbre comparaison : « Mes pensées, ce sont mes catins. » C’est par hasard et par fatalité (les deux ne se confondent pas) que l’action avance, cahoteuse, chaotique, imprévisible et joyeuse. Fouette cocher : « chaque balle a son billet », précise le capitaine. Il suffit de trouver le lieu de la coïncidence pour savoir comment se répartissent le bien et le mal.
Deux figures antinomiques
En marge de ces deux livres, on pourrait, pour justifier l’intérêt de cette publication conjointe et du rapprochement entre Rousseau et Diderot, reprendre cette proposition développée au micro de Finkielkraut : Rousseau recherche des totalités ; il aspire, tout seul, à fonder des systèmes, à s’assurer la maîtrise d’un sujet, à bâtir un ensemble qui en épuise la matière. Il est fils d’horloger.
À l’inverse, Diderot est l’homme du discontinu, du rebond, de l’improvisation, d’une pensée vagabonde réfractaire aux agencements académiques. Il virevolte, papillonne et tranche dans le vif. Il est fils de coutelier. On échappe difficilement à son ascendance.
Yves Stalloni
• Jean Starobinski, « Accuser et séduire. Essais sur Jean-Jacques Rousseau », Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2012, 328 p. ; « Diderot. Un diable de ramage », Gallimard, « Bibliothèque des idées », 2012, 420 p.
• Rousseau et Diderot dans les Archives de l’École des lettres.
• Alain Finkielkraut s’entretient avec Jean Starobinski pour son émission, Répliques, diffusée le 26 janvier 2013 sur France Culture.
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