Entre Histoire et roman : « Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus », d’Ivan Jablonka

« Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n’ai pas eus », écrit en quatrième de couverture de son livre Ivan Jablonka. Il est arrivé en écrivain et on verra comment.
L’auteur, jusque-là connu pour ses travaux sur les enfants, notamment les enfants de l’Assistance publique, a mené une enquête sur Matès et Idesa, ses grands-parents paternels.
Ceux-ci étaient nés à l’est de la Pologne dans un village peuplé de Juifs, comme on en voit sur les toiles de Chagall ou dans les romans de Singer.

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L’Union soviétique, nouvelle Jérusalem

Nés dans un milieu très pratiquant, Matès et Idesa ont rompu avec la famille, le reste de la communauté et surtout la religion juive. Las des persécutions antisémites autant que de l’obscurantisme des leurs, ils sont devenus communistes, brandissant l’étendard de la révolte, alors qu’à l’est l’Union soviétique devenait la nouvelle Jérusalem. On était au milieu des années trente et nul ne savait encore ce qui se tramait à Moscou.
Être communiste dans la Pologne de l’entre-deux guerre, c’était connaître à coup sûr les geôles, la faim et la violence. Ce que les grands-parents de l’auteur et tous leurs camarades, ont assumé, avec un courage formidable.
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De l’exil en France à l’extermination

Puis ils se sont exilés vers la France mais n’y ont pas été accueillis avec générosité. Ils ont au contraire subi le sort de tous les émigrés du temps, antifascistes allemands ou italiens, républicains espagnols, juifs de l’Est fuyant les pogroms et les lois bloquant tout accès à des études ou professions, quelles que soient les convictions des intéressés. Une certaine extrême-droite française, des élites craintives et la bourgeoisie « israélite » appréciaient peu ces « étranges étrangers », pour reprendre un mot de Prévert. L’émigration « sauvage » était déjà une rengaine à succès.

En 1939, malgré les brimades et humiliations subies, la plupart de ces Juifs étrangers se sont engagés dans les troupes françaises pour lutter contre le nazisme. Ils ont participé aux combats de la Légion étrangère avant que tout ne s’effondre. Ensuite est venue l’Occupation, la vie clandestine ou la crainte des rafles, et, pour Matès et Idesa, la déportation. Elle a sans doute été gazé assez tôt après son arrivée ; il serait mort un peu plus tard.

Ainsi résumée, l’histoire de ces deux êtres ressemble à celle de bien des hommes et femmes en ce XXe siècle. La foi communiste aura guidé le couple, l’exil en France aura été le vague espoir de fonder une famille (le père du narrateur et sa tante ont été cachés en Bretagne et ont ainsi survécu), l’horreur du camp d’extermination conclut cette existence humble et courageuse. Et quand on sait ce qui unissait Staline et Hitler, on mesure l’étendue d’un désastre.
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Un exigeant travail d’historien

Ivan Jablonka écrit cette histoire en spécialiste, avons-nous dit d’emblée. Il a fouillé dans les archives, lu ou s’est fait traduire les documents écrits dans diverses langues. Il a voyagé jusqu’en Pologne, Israël ou Argentine pour questionner les derniers témoins ou enfants de la famille. Il a traqué le moindre fait. Il raconte en héritier de Michelet ou des historiens du XIXe siècle les batailles du printemps 1940, il analyse les rapports violents entre sionistes et communistes dans la Pologne d’avant-guerre, il est au plus près des faits, des dates tout au long de ces pages qu’on lit sans s’arrêter. Sans doute parce que l’auteur a longtemps porté ce livre et qu’il l’écrit comme on bâtit une stèle à qui n’en aura jamais.

Le livre est le tombeau de Matès et Idesa, au sens où les poètes entendent ce mot. Il est construit et rédigé dans la présence de George Perec, Jean-Claude Grumberg et Primo Levi. Comme Marcel Jablonka, père du narrateur, Perec et Grumberg sont des orphelins et enfants cachés de la Shoah. Ils n’ont presque aucune trace des parents disparus et cette absence est incommensurable.

Le père de Grumberg a quitté Drancy pour Auschwitz dans le même convoi que Matès. Et puis tous ces émigrés sont des habitants de Belleville, le village juif reconstitué, avec ses commerces, ses ateliers, sa gouaille et sa tendresse, évoqué aussi par Clément Lepidis l’Arménien, ou Joseph Bialot, auteur de polars.

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Entre Perec et Modiano

Mais les hasards ou coïncidences ne suffisent pas. Perec est présent dans ces pages à travers le souci d’exactitude et le goût de l’énumération d’Ivan Jablonka. La démarche exhaustive, minutieuse, le besoin de traces exactes ne sont pas le fait du seul historien. C’est en général ce qui fait rêver et écrire le romancier. (On pourrait également citer Modiano et son Dora Bruder.) Dans le dernier chapitre du livre, Ivan Jablonka raconte les derniers jours de son grand-père à Auschwitz.

Sans doute travaillait-il au Sonderkommando. Sa fin est incertaine, peut-être héroïque, peut-être pathétique. Ce trouble qui nous prend tient au travail de l’archiviste qui collecte les témoignages, ceux de Filip Müller ou de Zalmen Gradowski en particulier, mais aussi au vertige qui prend le petit-fils écrivant sur les siens, sur ce moment terrifiant que constituait le terme de l’extermination, la transgression du sacré : ne pas enterrer le corps de la victime est de toute éternité le pire affront.

Cet élan de l’écrivain, on voudrait écrire « du romancier », on le trouve en de nombreuses pages : ainsi quand Jablonka évoque le petit peuple de Pologne et surtout de France qui protège ou sauve les exilés traqués : anarchistes, communistes, républicains et laïcards, ils partagent le pain, offrent l’asile, rendent sa dignité au nom de France, que ses élites et sa classe politique sont en train de trahir.

Et cet écrivain qui appartient aujourd’hui à une forme de l’élite – il est universitaire, anime un groupe de réflexion influent sur le plan intellectuel – termine sur une note déchirante, douloureuse : n’a-t-il pas trahi lui-même les espérances de son grand-père en devenant une sorte de bourgeois modéré ? Disons pour conclure que la grande hache de l’Histoire qu’avait évoquée Perec a brisé en mille morceaux tous les rêves de Matès.

Norbert Czarny

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• Ivan Jablonka, « Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus », Éditions du Seuil, Bibliothèque du XXIe siècle, 440 p.

• Les études de « l’École des lettres » sur la Shoah, la littérature concentrationnaire, les œuvres de Primo Levi, Jorge Semprun, Georges Perec, Patrick Modiano : inscrire ces noms dans la rubrique Recherche des Archives.

Norbert Czarny
Norbert Czarny

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