« Le Premier Homme », de Gianni Amelio, d'après Albert Camus
À la mort d’Albert Camus, le 4 janvier 1960, un manuscrit a été retrouvé dans la voiture accidentée de Michel Gallimard, un projet de roman autobiographique en trois parties dont la deuxième aurait été intitulée Le Premier Homme.
Il retrace la naissance en Algérie de Jacques Cormery, son alter ego, la visite qu’il fait, à quarante ans, à la tombe de son père mort en 1914, soit six mois après sa venue au monde, son adolescence dominée par l’image de la mère.
Ce texte inachevé, lacunaire, sans doute plus personnel que Camus ne l’aurait voulu, le cinéaste Gianni Amelio l’a mis en images. Réalisateur classique, à la fois analyste politique et psychologique, il a lui aussi été élevé par sa mère et sa grand-mère. Il a obtenu le succès avec des films tels que Il Ladro di bambini (Les Enfants volés, 1992), Lamerica (1994) ou La stella che non c’è (L’Étoile imaginaire, 2006) et traite depuis ses débuts les thèmes qui sont au cœur de ce roman : la misère, l’enfance, la paternité et l’opposition Nord-Sud.
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Même d’excellents comédiens
ont besoin d’un scénario et d’une mise en scène
Camus voulait que ce triptyque fût à la fois un retour aux sources, un hommage au père et à la mère et « l’histoire de la fin d’un monde traversé du regret [des] années de lumière ». Car son enfance dure et misérable lui a laissé un souvenir ébloui de chaleur humaine dans un pays inondé de soleil. Battu par sa grand-mère, sans réelle communication verbale avec un oncle au langage minimal, il voit en sa mère endeuillée l’image même de l’amour pur, irrationnel, presque mystique. Catherine Sola, dans le rôle de Mme Cormery âgée (Maya Sansa incarne la mère jeune), rend magnifiquement sa pudeur, sa modestie, son amour simple et infini, et cette complicité tacite entre mère et fils. Tandis qu’Ulla Baugué est une grand-mère sévère et rigoureuse à souhait, substitut évident du père ; Denis Podalydès, très crédible en M. Bernard, l’instituteur paternel ; le petit Nino Jouglet, parfait dans le rôle de Jacques enfant, et Jacques Gamblin, excellent en Jacques adulte.
S’il n’y a rien à redire à la distribution ni à l’interprétation, pourquoi ressort-on de ce film avec un sentiment d’insatisfaction ? Sans doute parce que même d’excellents comédiens ont besoin d’un scénario et d’une mise en scène. Ce dernier roman, dans son inachèvement même, contient quelque chose de précieux, d’unique, qu’on ne retrouve pas dans cette illustration appliquée. Un rythme déjà cinématographique d’abord, avec flash-backs et séquences distantes dans le temps qui reviennent en désordre à « une mémoire enténébrée » ; un style qui tente de cerner au plus près des émotions d’enfant difficiles à verbaliser dans un univers de gens frustes, incapables de s’exprimer. Et une personnalité qui dévoile, derrière le masque du grand écrivain nobélisé, sa fragilité, une culpabilité tenace – qui obsédait déjà La Chute – et une nostalgie incurable de l’enfance insouciante.
Camus sentait que, malgré la pauvreté, le bonheur était auprès de cette mère tragique et dévouée que le succès lui a fait abandonner et qu’aucun amour n’a pu remplacer. Comment des images et des bribes de dialogues peuvent-elles traduire cette « angoisse heureuse » du retour au pays natal, les odeurs et les sensations tactiles omniprésentes ? Comment donner le ton de cette déchirante confession à une mère tendrement aimée ? Comment dévoiler « ce secret de lumière, de pauvreté chaleureuse qui l’avait aidé à vivre et à tout vaincre » ? Comment restituer cette part de rêve enfantin que chacun porte en soi et qui a rendu l’homme si mystérieux pour ses contemporains et si « obscur à [lui]-même » ?
Un film très en deçà du texte
Le film reste très en deçà du texte, d’abord parce qu’il alourdit l’ordre chronologique des flash-backs en commençant par la scène – essentielle certes – du cimetière de Saint-Brieuc où Jacques, à quarante ans, se découvre plus âgé que son père dans le chaos de l’Histoire. Gianni Amelio change ainsi le déroulement – très motivé – des séquences, qui place délibérément en ouverture du roman la scène saisissante de la naissance de Jacques. L’ordre préféré est plus conventionnel, la visite à la mère dans Alger en guerre en août 1957 devenant le point de départ de cette recherche du temps perdu. Il y manque des scènes aussi capitales que celle de la chasse où l’oncle emmène son neveu, scène d’authentique amitié virile qui a laissé une empreinte durable sur Camus.
De plus, « pour combler les vides », dit-il, Gianni Amelio s’est cru obligé de puiser largement dans les notes et annexes, de prêter à M. Bernard des phrases trouvées dans une lettre adressée par l’instituteur réel à Camus après son prix Nobel ; de montrer Cormery plaidant à l’université, puis à la radio, pour la cohabitation des Français et des Algériens ; de transformer le camarade de classe avec lequel se bat Jacques enfant en petit Arabe improbable ; et de mettre en scène, d’après une simple note, une visite ultérieure à ce dernier adulte, renchérissant ainsi avec lourdeur sur la sympathie indéniable de l’écrivain pour le peuple algérien.
Camus a terriblement souffert, on le sait, de voir pieds-noirs et Algériens nés sur le même sol, avec « le même sang d’homme », transformés en ennemis héréditaires. Et a entretenu jusqu’à sa mort l’espoir fou d’une coexistence pacifique de ces deux populations, aussi indigènes l’une que l’autre à ses yeux. Certes un adaptateur a tous les droits, mais de telles déformations sont des trahisons qui portent atteinte à la pensée d’un écrivain disparu dont la générosité naturelle n’a pas besoin d’être justifiée ou défendue par l’idéologie politiquement correcte de l’après-coup.
Le conformisme de la bonne conscience
Avec Le Premier Homme, Albert Camus a voulu faire sa place à « une famille infirme et ignorante », « arracher cette famille pauvre au destin des pauvres qui est de disparaître de l’Histoire sans laisser de traces ». Et exprimer la douleur de se découvrir, dans cette guerre civile meurtrière, aussi solidaire des victimes que des bourreaux.
De tels sentiments, témoignage unique et d’une grande honnêteté, n’ont pas à être surchargés, politisés, affadis par le conformisme de la bonne conscience contre lequel Camus s’est tant insurgé ; ils font partie de son histoire et de l’Histoire. Et, plus largement, de l’histoire de l’humanité où il a imaginé, dans l’Algérie de son enfance, le nouvel Adam d’une Genèse idéale, sans frères ennemis pour descendants.
Anne-Marie Baron